Malédiction de Cham

Malédiction de Cham
Le sommeil de Noé, gravure extraite de la Chronique de Nuremberg, 1493

La Malédiction de Cham (ou Ham[1]) - qui porte en réalité sur son fils Canaan - est un épisode biblique au cours duquel Canaan est maudit par Noé, son grand-père, pour une faute commise par Cham son père.

Ce récit, qui évoque en quelques versets la personnalité des pères des 70 nations qui ont, selon la Bible, composé l'humanité, a connu diverses exégèses. Certaines ont eu des répercussions historiques, leurs auteurs ayant voulu y voir une caution religieuse à la dépréciation des peuples d'Afrique noire et à leur réduction en esclavage.

Sommaire

Récit biblique et exégèses

Le Proche-Orient ancien vu par les anciens Israélites ; la Table des nations (reconstituée d'après l'hypothèse documentaire).

Le récit biblique de la malédiction[2] se situe à la suite de la conclusion du Déluge. Après avoir été assuré par Dieu qu'il n'y aurait plus d'extermination de ce qui vit sur terre et par les eaux, Noé sort de l'arche avec ses trois fils, Sem, Cham et Japhet.
Après quoi,

« 20. Noé commença à cultiver la terre, et planta de la vigne.
21. Il but du vin, s’enivra, et se découvrit au milieu de sa tente.
22. Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et il le rapporta dehors à ses deux frères.
23. Alors Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent sur leurs épaules, marchèrent à reculons, et couvrirent la nudité de leur père; comme leur visage était détourné, ils ne virent point la nudité de leur père.

24. Lorsque Noé se réveilla de son vin, il apprit ce que lui avait fait son fils cadet. (ou selon d'autres versions : il apprit ce que lui avait fait son plus jeune fils.[3],[4])
25. Et il dit : Maudit soit Canaan ! qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères !
26.
Il dit encore : Béni soit l’Éternel, Dieu de Sem, et que Canaan soit leur esclave !
27.
Que Dieu étende les possessions de Japhet, qu’il habite dans les tentes de Sem, et que Canaan soit leur esclave ! »

Après cet épisode, le chapitre 10 de la Genèse - la Table des peuples ou la Table des nations dans la tradition juive - détaille la descendance des fils de Noé et le peuplement de la terre. Les trois premiers fils de Cham, Kush, Miçrayim et Put peuplent l'Éthiopie, l'Égypte et l'Arabie respectivement. Quant à Canaan, ses descendants occupent le « pays de Canaan », terre qui sera ultérieurement offerte par Dieu à Abraham, un Hébreu, donc un descendant de Sem.

Exégèses antiques de la sagesse juive

Le texte biblique est énigmatique sur plusieurs points : la nature de l'acte de Cham et la raison du transfert de la malédiction sur Canaan, outre la raison d'insérer un récit qui, à contre-courant des versions sumériennes, babyloniennes, etc. du Déluge, montre le survivant du Déluge dans une situation des plus embarrassantes[5].
Ce sont ces questions qui dirigent l'exégèse juive, rabbinique et non-rabbinique, classique. Les réponses apportées, dont certaines ont un fond commun avec les mythologies du Proche-Orient, tandis que d'autres sont tout-à-fait originales, seront également reprises par les premiers exégètes chrétiens[5].

Les premières traductions araméennes (Targoum Onkelos[6]) et grecques (Septante[7]) de la Bible n'apportent aucune indication supplémentaire par rapport au texte massorétique, tant sur le premier point que le second.

L'une des interprétations les plus proches du texte avancées pour élucider la nature de l'acte de Cham, tant par la tradition rabbinique[8] que par le Livre des Jubilés[9] et Flavius Josèphe[10], est que ce dernier manqua non seulement de respect à son père en ne recouvrant pas sa nudité, mais rendit en outre publique sa déchéance, ajoutant l'insulte à l'injure.
Une autre ligne d'interprétation classique est que Cham ne se contenta pas de découvrir la nudité de son père, ce qui permettrait d'expliquer la sévérité de la malédiction et le fait que Noé sache ce que son fils lui avait fait dès son réveil[11]. La perversion en question aurait pu être une relation sexuelle avec la femme de Noé, « découvrir la nudité de son père » signifiant, dans Lévitique 18:9, coucher avec la femme de son père. Dans un débat entre Rav et Shmouel sur la nature de la faute, l'un pense que Noé a été physiquement abusé par Cham, l'autre que Cham a castré son père[12]. L'hypothèse de l'acte homosexuel apparaît également dans les traductions grecques postérieures à la Septante, d'Aquila, de Théodotion et de Symmaque, où le terme « voir » (Gen. 9:22) n'est pas traduit par γύμνωσιν (gumnôsin), mais par ασϰεμοσυνη (aschemosune), un mot désignant chez Paul les relations homosexuelles[11] (encore que le terme ait pu n'être choisi que par rapport à la « nudité », sans autre connotation[5]). Quant à la tradition de la castration, elle était également connue de Théophile d'Antioche et est admise comme une évidence dans plusieurs midrashim compilés en terre d'Israël, mais leur source semble bien être ce débat talmudique, qui n'a aucun équivalent dans les mythes sémitiques anciens, et semble avoir été déduit d'indications textuelles, notamment le fait qu'il n'est pas dit à propos de Noé qu'« il enfanta des fils et des filles » après Sem, Cham et Japhet, comme c'est le cas des autres patriarches bibliques[5].

Quant à la question de savoir à qui s'applique la malédiction, à l'exception d'un midrash qui la rapporte à l'ensemble des descendants de Cham, et interprète homilétiquement un verset d'Isaïe comme la rétribution de ses péchés[8], l'ensemble des traditions l'attribuent bien au seul Canaan (et ses descendants).

Quel que soit l'angle de lecture, on est donc assez éloigné d'un Canaan père d'une négritude asservie.

Exégèses islamiques, paléochrétiennes et médiévales

L'Arche du prophète Noé, miniature du XVIe-XVIIIe siècle

S'il est certain qu'aucun verset coranique ne traite de la malédiction de Cham, il semblerait que l'idée d'une justification de l'esclavage des noirs fondée sur celle-ci soit le fait de l'exégèse d'une majorité des théologiens musulmans sur les textes de la Bible ; des références ont également été trouvées dans des apocryphes et des écrits orientaux chrétiens, n'ayant aucune valeur doctrinale, c'est-à-dire, n'ayant jamais été retenu par le Magistère de l'Église.

Pour les musulmans, Noé est un prophète : dans l'Islam, les prophètes sont généralement, non seulement dépeints dans les Hadiths comme d'une moralité exemplaire, mais aussi comme suivant la loi islamique bien avant que Mahomet ne reçoive le Coran ; les musulmans pensent que le récit des prophètes tel que formulé dans la Torah, l'Ancien Testament, a été déformé par leurs successeurs, ou n'a pas été retranscrit du tout. Ainsi, l'Islam interdisant la consommation d'alcool, Noé n'aurait de ce fait pu s'enivrer comme le stipule la Torah. En lieu et place, la nudité de Noé est parfois expliquée comme la conséquence d'un coup de vent sur son manteau. Par ailleurs, les textes musulmans ne présentent pas non plus de malédiction sur aucun de ses fils.

Cependant, les premiers sages musulmans discutèrent de l'occurrence d'une malédiction de Cham et certain l'acceptèrent, la considérant comme manifeste du fait de la noirceur de la peau. Selon David Goldenberg, « nous trouvons dans les sources musulmanes que ce n'est pas Canaan qui a reçu la malédiction de l'esclavage, mais Cham ou que Cham la reçoit en même temps que Canaan. Ainsi, par exemple, Tabari, citant Ibn Isaq, Masudi et Dimashqui : Cham apparait si régulièrement comme la victime de la malédiction, que le seul auteur arabe limitant la malédiction à Canaan que put trouver Gerhard Rotter est Yaqubi. Pour tous les autres, les descendants de Cham ont été mis en esclavage. »[13]

David M. Goldenberg affirme que le lien exégétique entre Cham et l'esclavage est communément retrouvé dans les textes composés au Proche-Orient à la fois en arabe par les musulmans, mais également dans des sources syriaques. Il suggère que la compilation connue comme l' Abrégé des merveilles d'Ibrâhim Ibn Waçîf-Châh pourrait en être la source.

Au XVIIe siècle, Ahmad Baba, musulman d'Afrique Noire, s'opposa à cette histoire, remarquant que la Torah ne faisait nulle mention de la couleur de la peau comme liée à la malédiction, et considérant que les différences entre pigmentations humaines devaient être liées au climat[réf. nécessaire]. Trois siècles plus tôt, le juriste arabo-musulman Ibn Khaldoun, postule dans ses Prolégomènes la compatibilité entre l'esclavage et l'Islam : «les nègres ont peu d'humain et possèdent des attributs tout a fait voisins de ceux d'animaux stupides» : leur réduction à l'esclavage[14] et leur castration fréquente[15] est légitimé par leur degré réputé inférieur en humanité: « Les seuls peuples à accepter vraiment l'esclavage sans espoir de retour sont les nègres, en raison d'un degré inférieur d'humanité, leur place étant plus proche du stade de l'animal »[16]

Dans les Mille et Une Nuits on trouve une dispute entre une concubine noire et une concubine blanche. La blanche, musulmane, conte l'histoire de la malédiction de Cham et affirme que Cham fut noirci pour avoir ridiculisé son père tandis que Sem fut blanchi pour n'avoir pas fait de même. La concubine noire réplique que la blancheur est associée à la lèpre et à la mort.

Enfin, La Caverne des trésors est un apocryphe syriaque chrétien du Ve ou VIe siècle également connu sous le titre de Livre de la descendance des tribus. Cet ouvrage, à l'instar de la Légende dorée, est un recueil de contes extraordinaires ; il narre les vicissitudes d'Adam et de ses descendants qui finissent par se réfugier dans une caverne voisine du Paradis puis au Golgotha. Si elle n'a aucune valeur doctrinale, et n'était vraisemblablement pas ou peu diffusée en Occident, La Caverne des trésors liait cependant assez explicitement esclavage et couleur de peau noire. : « Quand Noé se réveilla, il le maudit et dit : ‘Sois maudit Cham et puisses-tu être l'esclave de tes frères' et il devint un esclave, lui et sa lignée, nommée Égyptiens, Abyssiniens et Indiens. Cham perdit tout sens de la décence et il devint noir et fut appelé impudique le reste de ses jours et pour toujours. »[17]

On trouve également des références à la malédiction de Cham dans des écrits d'Origène d'Alexandrie ou d'Éphrem le Syrien, mais qui ont plutôt une valeur d'édification des fidèles que de justification raciste : Origène était égyptien, et Éphrem, syrien, et se savaient héritiers de Cham, au même titre que leurs fidèles. Dans ces sermons la référence à la couleur blanche ou noire a une valeur d'image édifiante : le blanc est ce qui est bon et pur, le noir est ce qui est mauvais et obscur. Cette sémantique a toujours existé dans les sermons des Pères de l'Église, c'est une façon de s'exprimer à l'époque ; ainsi, dans la Cité de Dieu, saint Augustin prétend avoir rencontré le peuple des Sciapodes - créatures mythiques possédant une jambe unique terminée par un pied gigantesque - qui bien que païens et paresseux, étaient sans nul doute meilleurs chrétiens que ses propres fidèles !

D'une manière générale, on peut retenir que beaucoup de Pères de l'Église catholique ont surtout vu dans ce passage une annonce prophétique de l'entrée des Justes (Japhet) dans la communauté chrétienne issue des peuples sémites (Sem) ; de son côté, le monde arabo-musulman est plus enclin à justifier l'esclavage sur la base d'une exégèse propre des textes juifs.

Exégèses critiques et modernes

La tradition rabbinique propose dès le XIXe siècle une réflexion sur la Malédiction de Cham plus orientée sur la société et le devenir de l'humanité. Le rabbin Samson Raphaël Hirsch, commente la Malédiction et montre comment elle illustre les relations entre parents et enfants : la perte de respect des nouvelles générations envers leurs pères est source de décadence et de malaise social. On trouve également un enseignement sur les mœurs personnelles : à l'instar de Cham qui est puni d'une peine d'esclavage, si l'on ne domine pas sa propre sensualité, on risque de devenir esclave de la matérialité. Enfin, le devenir des peuples est lié à des actes d'individus, et chacun a une responsabilité personnelle dans le développement de la société : trois frères d'extraction rigoureusement égale - sauvés du Déluge - sont à l'origine de civilisations très différentes en raison de leur conduite personnelle[18].

Pour les Catholiques, le personnage de Noé présente globalement plus d'intérêt que la malédiction elle-même. On rapproche traditionnellement le nom de Noé (Noah) du verbe nâham, consoler. Le Nouveau Testament présente le patriarche comme le consolateur de l'humanité et un exemple de vigilance dans un monde incrédule[19]. Cette idée de vigilance est à rapprocher de la vigilance du veilleur chrétien : celui qui se tient prêt pour le retour du Christ, celui qui se préserve de la tentation, et celui qui sait veiller dans la prière[20]. Ainsi Noé est l'homme juste, qui annonce la justice de Dieu au monde, et préfigure le salut du monde par le baptême. Noé et le monde nouveau émergent du déluge comme le chrétien sort de l'épreuve du baptême ; dans les deux cas, ce qu'il y a de mal dans le monde antédiluvien, ou dans l'homme qui reçoit le baptême meurt par la noyade. À l'inverse, Cham incarne les mauvaises mœurs et Canaan les cultes interdits, vestiges mauvais du monde antédiluvien, qui s'opposent à la vigilance de Noé dès que celui-ci baisse la garde et s'enivre[21]. La voie ouverte par Cham et Canaan est celle de l'esclavage, au sens de la soumission au péché.

Dans une approche littéraire, on constate que jusqu'au chapitre 10 de la Genèse, le nom de Cham est encore cité[22],[23],[24],[25], puis, à partir du chapitre 11, on ne fait plus référence qu'à son fils Canaan : c'est Canaan qui est maudit. Les exégètes chrétiens pensent que peut-être dans le récit traditionnel antérieur aux versions manuscrites, le nom de Canaan figurait seul. La tradition judaïque a ensuite homogénéisé la généalogie de Noé pour retenir Sem, Cham et Japhet[26] ; si l'on se réfère à une analyse du texte selon l'Hypothèse documentaire - qui se développe également au XIXe siècle - les chapitres 9 et 10 de la Genèse sont un entrelac de fragments du Document jahviste d'une part et du Document sacerdotal d'autre part ; c'est probablement dans cette "archéologie littéraire" qu'il faut trouver la source de cette confusion.

Enfin, et toujours dans une pure approche littéraire, le texte se réfère uniquement à une "malédiction de Canaan" qui ne couvre pas toute la descendance de Cham ; ainsi les trois autres fils de Cham, c'est-à-dire Koush, Misraïm et Pout ne font l'objet d'aucune malédiction. Koush correspond en principe aux Éthiopiens, Misraïm aux Égyptiens et Pout aux Somaliens. Si l'on se réfère à une interprétation judaïque de la Table des peuples, la descendance de Canaan, objet de la malédiction va peupler le Pays de Canaan, qui correspond à l'Israël et au Liban actuels.

De la propagation de la légende à la justification de l'esclavage

Du Moyen Âge au XIXe siècle

D'une manière générale, on trouve très peu de traces sur l'utilisation de ce passage de la Genèse pour justifier l'esclavage ; toutefois, pendant le XVIIIe et XIXe siècles, les traces historiques deviennent plus persistantes, au fur et à mesure que la traite des noirs par les occidentaux se développe et qu'elle devient un phénomène de société polémique.

Époque médiévale

On peut dire que l'histoire de cette malédiction des noirs par Dieu fut vaguement colportée pendant le Moyen Âge, au même titre que d'autres légendes populaires. On trouve ainsi quelques sources médiévales relatant le fait dans les milieux juifs occidentaux[27]. Mais dans le même temps, des docteurs de la foi ou papes de l'Église catholique, s'ils ne mentionnent pas la malédiction de Cham, établissent un certain nombre de points de doctrine concernant l'esclavage et les races :

  • Dès 873, le pape Jean VIII demande que tout esclave soit affranchi dans une lettre adressée au prince de Sardaigne ; ce document est constitutif du Magistère de l'Église Catholique[28]
  • Au XIIIe siècle, saint Thomas d'Aquin affirme que l'on ne peut classifier un être animé selon sa couleur, mais selon le critère qu'elle soit « douée de raison ou non[29] »
  • En 1435, le pape Eugène IV punit d'une peine d'excommunication[30] toute personne qui pratiquerait l'esclavage.
Gustave Doré, La Malédiction de Canaan

Toutefois, aucune référence n'est faite à la malédiction de Cham, pas même dans la bulle Romanus pontifex, qui est parfois citée comme étant le seul document équivoque du magistère de l'Église catholique sur le sujet de l'esclavage. Il faut dire que dans la société féodale occidentale, l'esclavage a presque disparu, remplacé par le servage, et ne touche pas la population noire.

Dans le monde musulman, l'esclavage et la traite des noirs, sont pratiqués de façon importante, mais justifiés par des raisons plus mercantiles que théologiques ; selon toute vraisemblance, il n'existe pas de justification religieuse de l'esclavage par les musulmans de la traite des noirs fondée sur la Malédiction de Cham.

Renaissance, Lumières et XIXe siècle

En Europe, l'utilisation de la Malédiction de Cham comme justification de l'infériorité des peuples noirs et de la licéité de l'esclavage apparait au XVIIe siècle. Il semblerait que la première apparition réelle du mythe ait eu lieu dans les milieux protestants de Hollande. Ainsi, Georg Horn, en 1666, serait le premier à avoir proposé à l'Université de Leyde, une classification des races selon le modèle proposé par la Genèse de la descendance de Noé[31]. De même, quelques années plus tard en 1677, Jean Louis Hannemann, s'appuyant sur un commentaire de la Genèse de Martin Luther, évoque dans un exposé fondamentaliste Curiosum Scrutinium nigritudinis posterorum Cham i.e. Aethiopum le fait que les Éthiopiens sont devenus noirs et esclaves à cause de la Malédiction de Cham[32]. C'est donc dans le contexte d'un retour très littéral à la Bible, dans la mouvance de la Réforme protestante, que commence à se développer l'utilisation de la Malédiction de Cham comme instrument dialectique. Si on ne peut pas dire qu'il y en eut une utilisation fréquente dans ces Églises, surtout en Europe, on peut cependant dire qu'elle fut persistante jusqu'au milieu du XIXe siècle. Ainsi à titre d'exemple, le pasteur français Auguste-Laurent Montandon écrit en 1848 dans un ouvrage de catéchisme[33] : «Il suffit de vous désigner les nègres pour vous rappeler à quel point la sentence de Noé s’est accomplie sur la postérité de Cham.»

Mais le mythe va prendre de l'ampleur et bénéficier d'un écho plus réel dans les États-Unis d'Amérique, au fur et à mesure que le phénomène de la traite des noirs s'amplifie. On se rend compte en fait que la Malédiction de Cham est également un objet de débat entre les partisans de l'esclavagisme et ceux de l'antiesclavagisme :

  • En juin 1700, le juge Samuel Sewall de Boston, écrit : “C’est Canaan qui a été maudit trois fois, mais Cham n’a pas été mentionné. (...) Or les Noirs ne descendent pas de Canaan, mais de Kush.”
  • En 1762, un John Woolman avait, lui aussi, publié un traité dans lequel il montrait que l’exploitation de cette malédiction biblique pour justifier l’esclavage “est trop grossière pour être admise par l’esprit de quiconque souhaite sincèrement gouverner sa vie d’après des principes sensés”.
  • En 1837, le révérend Théodore Weld, antiesclavagiste lui aussi, écrit dans un tract qui eut une diffusion importante : “la prophétie de Noé est le vade mecum qui accompagne tout le temps les esclavagistes, et ils ne s’aventurent jamais à l’extérieur sans elle”[34].
  • Au milieu du XIXe siècle, les partisans de l’esclavage, tels que John Fletcher[35] en Louisiane, ou Nathan Lord, président du collège de Dartmouth, enseignaient que le péché qui a provoqué la malédiction prononcée par Noé était un mariage interracial. Ils laissaient entendre que Caïn avait été également affligé d’une peau noire pour avoir tué son frère Abel, et que Cham avait péché en contractant un mariage interdit avec quelqu’un de la race de Caïn.

Dans la société américaine du XIXe siècle, où le débat sur l'esclavage va en s'amplifiant jusqu'au point de devenir une des raisons de la Guerre de Sécession, l'argument religieux de la Malédiction de Cham est donc utilisé pour soutenir indifféremment l'un et l'autre des partis en présence.

Article détaillé : Esclavage aux États-Unis.

A la même époque en Europe, l'Église Catholique met un point final à la discussion sur l'immoralité de l'esclavage et l'obligation de l'abolir, au travers d'une série de trois encycliques : In supremo apostolatus fastigio, In Plurimis et Catholicae Ecclesiae. De façon constante, on constate que le magistère catholique ne cite pas une seule fois la fameuse malédiction ni à charge ni à décharge. Néanmoins l'interprétation particulière de la Malédiction de Cham est désormais diffusée un peu partout dans les milieux chrétiens ou non qui sont proches du sujet de l'esclavage et de la colonisation, puisqu'on trouve même sous la plume du cardinal Charles Martial Lavigerie, antiesclavagiste acharné et fondateur des institutions missionnaires des Pères Blancs la citation suivante : « L'Afrique est un siège immense que la miséricorde divine semble préparer pour mettre un terme à la malédiction de la pauvre race de Cham[36]. »

Polémique contemporaine

À partir de la fin du XXe siècle, la malédiction de Cham devient un sujet d'étude principalement pan-africain englobé dans un retour plus général et critique sur le rôle de l'Occident et du Proche-Orient dans la traite des noirs et l'esclavage. Cheikh Anta Diop, historien et anthropologue très contesté, semble être le premier à s'intéresser à ce sujet dans une perspective afrocentriste[37]. De nos jours, le sujet est très couramment abordé par divers intellectuels du continent africain et des Antilles selon l'argumentation suivante :

  • L'Occident et le monde Arabe ont perpétré la traite des noirs et l'esclavage pendant des siècles, et cela aurait ruiné le continent africain.
  • L'esclavage et la traite des noirs auraient été appuyés et même encouragés par l'Église catholique.
  • L'exégèse islamique de la malédiction de Cham a servi de pilier à cette démarche, qui justifiait l'infériorité du peuple africain par une malédiction divine héréditaire.
  • Certains, plus radicaux, évoquent également plus ou moins ouvertement le racisme à l'encontre des noirs des biblistes juifs.

Cette sémantique trouve un écho particulier dans le Kémitisme et l'afrocentrisme et les multiples déclinaisons politiques qui y sont liées : Kémi Séba[38] et la Tribu Ka, Jean Philippe Omotunde[39], Doumbi Fakoly[40], etc... Une référence récurrente est faite à l'ouvrage de Pierre Ndoumaï, On ne naît pas noir, on le devient.

Voir aussi

Articles connexes

Bibliographie

Notes et références

  1. Le nom חם pouvant être avec une consonne fricative vélaire sourde (/χ/), auquel cas il doit être translittéré Cham, ou avec une consonne fricative pharyngale sourde (/ħ/), auquel cas il s'écrit Ham
  2. Genèse 9:20-27, Traduction Louis Segond
  3. Traduction Chanoine Crampon
  4. Traduction J.N. Darby
  5. a, b, c et d Albert I. Baumgarten, Myth and Midrash : Genesis 9:20-29, in Jacob Neusner, Christianity, Judaism and Other Greco-Roman Cults: Studies for Morton Smith at Sixty, BRILL, 1975, ISBN 90-04-04215-6
  6. Targoum Onkelos sur Gen. 6-11
  7. Chapitre 9 de la Septante
  8. a et b (he)/(tmr) Bereshit Rabba 36:5
  9. Jubilés 6:8
  10. Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, 6:1, 3–5.
  11. a et b James L. Kugel, Traditions of the Bible - A Guide to the Bible as it was at the Start of the Common Era, p.222, ISBN 0-674-79151-7
  12. T.B. Sanhédrin 70a
  13. Goldenberg, David, The Curse of Ham: Race and Slavery in Early Judaism, Christianity, and Islam, Princeton University Press, 2003, p. 164
  14. http://fr.wikipedia.org/wiki/Esclavage_dans_le_monde_arabo-musulman
  15. http://fr.wikipedia.org/wiki/Esclavage_dans_le_monde_arabo-musulman#Castration_et_asservissement_sexuel
  16. Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes. Première partie (1863 ; Edition électronique réalisée à partir du texte d'Ibn Khaldoun [Historien, philosophe, sociologue, juge, enseignant, poète, aussi bien qu’homme politique], Les Prolégomènes. Première partie (1863). Traduits en Français et commentés par William Mac Guckin, Baron de Slane, membre de l’Institut. (1801-1878). Reproduction photomécanique de la première partie des tomes XIX, XX et XXI des Notices et Extraits des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale publiés par l’Institut de France (1863). Paris: Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1934 (réimpression de 1996), CXVI + 486 pages. Edition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris. TROISIÈME DISCOURS PRÉLIMINAIRE. Qui traite des climats soumis à une température moyenne ; de ceux qui s’écartent des limites où cette température domine, et de l’influence exercée par l’atmosphère sur le teint des hommes et sur leur état en général. Caractère particulier de chaque climat. — Les habitants des pays du Nord et des pays du Sud. — Les Esclavons. — Les Nègres. — Les Zendj. — Sur la couleur noire de la race nègre. QUATRIÈME DISCOURS PRÉLIMINAIRE. Qui traite de l’influence exercée par l’air sur le caractère des hommes. Les Nègres. — Les habitants des pays maritimes. — Opinion de Masoudi touchant le caractère léger et étourdi des Nègres.
  17. La caverne des trésors : version Géorgienne, éd. Ciala Kourcikidzé, trans. Jean-Pierre Mahé, Corpus scriptorium Christianorum orientalium 526-27, Scriptores Iberici 23-24 (Louvain, 1992-93), ch. 21, 38-39 (translation).
  18. Commentaire du Pentateuque du Rabbin C. R. Hirsch, Genèse, tome 1, Éditions Kountrass, pages 264-269
  19. Hébreux 11,7

    « C’est par la foi que Noé, divinement averti des choses qu’on ne voyait pas encore, et saisi d’une crainte respectueuse, construisit une arche pour sauver sa famille ; c’est par elle qu’il condamna le monde, et devint héritier de la justice qui s’obtient par la foi. »

  20. Vocabulaire de théologie biblique, Les Éditions du Cerf, 1999, p.1321
  21. Vocabulaire de théologie biblique, Les Éditions du Cerf, 1999, p.826
  22. Traduction Louis Segond
  23. Traduction Chanoine Crampon
  24. Traduction J.N. Darby
  25. Traduction Lemaistre de Sacy
  26. cf. Genèse 5,32 ; 6,10 ; 7,13 ; 10,1
  27. in On ne naît pas noir, on le devient, par Pierre Ndoumaï.
  28. in Unum Est, ou Symboles et Définitions de la Foi Catholique (Enchiridion Symbolorum) par Heinrich Denzinger
  29. in Somme Théologique, Tome II, Question 95, Art. 4
  30. Encyclique Sicut Dudum :

    « And no less do We order and command all and each of the faithful of each sex, within the space of fifteen days of the publication of these letters in the place where they live, that they restore to their earlier liberty all and each person [...]who have been made subject to slavery. These people are to be totally and perpetually free, and are to be let go without the exaction or reception of money. If this is not done when the fifteen days have passed, they incur the sentence of excommunication by the act itself, from which they cannot be absolved, except at the point of death, even by the Holy See, or by any Spanish bishop, or by the aforementioned Ferdinand, unless they have first given freedom to these captive persons and restored their goods. »

  31. Le Racisme de Léon Poliakov, Ed. Seghers, 1976, p.57
  32. L'Eglise et l'esclavage, de Patricia Gravatt, Ed. L'Harmattan
  33. Étude des récits de l'Ancien Testament en forme d'instructions pour les écoles du dimanche, par Auguste-Laurent Montandon, Ed. Charbuliez, 1848 et 1858. Auguste-Laurent Montandon était protestant, pasteur de l'Église Réformée de France, et a écrit de nombreux ouvrages de catéchisme et de vulgarisation biblique à destination des enfants ou des nouveaux convertis protestants.
  34. La Bible contre l'esclavage de Théodore Weld, 1837
  35. Studies on Slavery, in Easy Lessons par John Fletcher, première ed. Natchez, 1852.,
  36. in Annales de la propagation de la foi, cardinal Lavigerie, 1881.
  37. Nations nègres et culture: de l'antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l'Afrique Noire d'aujourd'hui, par Cheikh Anta Diop, Ed. présence Africaine, 1954
  38. Vidéo :Courte citation d'un discours de Kémi Séba suivi du point de vue d'un historien sur le rôle des juifs dans la traite des noirs
  39. La malédiction de Cham : l’escroquerie spirituelle de l’Eglise : interview de Jean Philippe Omotunde par Sylvia M’Bocké
  40. L'origine biblique du racisme anti-noir, par Doumbi Fakoly, Ed. Menaibuc Eds

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