Marxiens

Marxiens

Les marxiens sont des militants, théoriciens, penseurs, qui se revendiquent des apports de Karl Marx tout en se démarquant du marxisme « traditionnel » (auquel Marx reprochait de dévier de sa pensée : « Moi, je ne suis pas marxiste »).

Se disent « marxiens » ceux qui n'adhèrent pas aux marxismes, mais qui se réclament de la méthode de Marx, une méthode qui permet de comprendre ce qui est au cœur du capitalisme. Une autre définition d'une approche « marxienne » regroupe les personnes qui délaissent le côté militant et politique du marxisme pour se concentrer sur sa méthode scientifique d'analyse.

Sommaire

Démarche : délester Marx du ballast marxiste

On peut tout d’abord se pencher sur le fait que le geste méthodologique vis-à-vis des marxismes est souvent similaire chez ces auteurs, malgré la diversité des réinterprétations auxquelles ces auteurs marxiens aboutissent : une mise à l'écart des lectures marxistes de Marx. Pour Anselm Jappe par exemple, « se dégager de plus d’un siècle d’interprétations marxistes est une première condition pour relire l’œuvre marxienne », et il inclut dans ces interprétations ce qu'il appelle le « marxisme critique » de Rubel à Papaioannou, en passant par Castoriadis. De la même manière pour Michel Henry et dans une célèbre et lapidaire formule de définition qui montre la visée d’une refondation consistant finalement à « lire Marx pour la première fois » [1] : « le marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx » [2], ce qui a pour l’auteur une portée méthodologique décisive. Par ailleurs, si en 1986 la revue des fondateurs de la « nouvelle critique de la valeur », s’appelle Marxistische Kritik (Critique marxiste), ces auteurs se réclament rapidement comme « marxiens » et se donnent une filiation assez inédite, propre justement à un marxisme critique et hétérodoxe[3], et la revue change alors de nom et prend celui de Krisis. D'ailleurs chez Krisis, le geste n’est pas seulement celui d’un retour à Marx, mais celui également de son dépassement et de sa poursuite, Jappe par exemple ne considérant pas les textes de Marx comme sacrés. Chez Henry, si le dépassement de Marx ne semble pas présent puisqu’il orchestre plutôt une « répétition philosophique de la pensée de Marx » (répéter « ce que Marx a voulu dire » réellement), cet auteur ne se prive pas de lui adresser une forte critique, tandis que le geste et l’originalité de cette « compréhension intérieure » ne se réclament d’aucune filiation, puisqu’il identifie au contraire chez Marx un précurseur majeur de sa propre « phénoménologie matérielle ». Le geste méthodologique dans le Marx henryen est très ample et il est possible de repérer « une quadruple réduction méthodologique, qui permet de désobstruer la lecture de Marx de tous les obstacles qui barrent l’accès à la compréhension de son intentionnalité profonde » [4] : tout d‘abord, la dissociation de la pensée de Marx d’avec le socialisme et le communisme (et donc avec leur faillite), la dissociation entre Marx et le marxisme, la mise entre parenthèses de toute la marxologie, c’est-à-dire l’ensemble des interprétations de l’œuvre de Marx (colportant notamment la vulgate de l’ « abolition de la philosophie »), et dernière réduction, la délimitation très nette, au sein même de l’œuvre de Marx, entre les « textes philosophiques » fondateurs qui contiennent la théorie ultime et la définissent (« fondamentaux sont les textes et les concepts qui expliquent les autres et ne peuvent être expliqués par eux »), et les « textes historico-politiques » qui « ne portent pas en eux-mêmes leur principe d’intelligibilité, les concepts qu’ils développent ne sont pas des concepts fondateurs et leur fondation ne s’y trouve ni exposée ni même indiquée ». Au sujet de cette dernière délimitation chez Henry, on pourrait penser qu’elle pourrait avoir quelque chose de commun avec l’opposition entre le « Marx exotérique » et le « Marx ésotérique » chez Krisis. R. Kurz écrit par exemple qu’ « on appelle doctrine ésotérique une doctrine secrète que certains philosophes de l’Antiquité ne communiquaient qu’à un petit nombre de leurs disciples ; par opposition à exotérique, doctrine que les philosophes anciens professaient en public » [5]. Et ce qu’écrit par exemple Jappe en disant que « comme toujours, lorsqu’il voulait ‘‘ populariser ’’ une matière, il favorisait plutôt de graves méprises » [6], Henry applique en quelque sorte la même analyse dans le privilège qu’il accorde aux textes philosophiques. L’analyse du Marx ésotérique à laquelle s’attache Krisis est justement celle qui « concerne aussi l’essence, ou le cœur de la chose ; il ne se réfère pas aux propriétés négatives ou aux défauts et insuffisances (éventuellement susceptibles d’une correction immanente), mais il est catégorique ou catégoriel » [7]. Il y a dans ce « Marx ésotérique », « ce Marx refoulé et relégué dans la philosophie » [8], une volonté d’aller vers une réflexion fondamentale, c’est-à-dire qui porte sur les fondements même de la pensée critique de Marx, geste premier de fondation que l’on retrouve aussi chez Henry mais dans un tout autre angle de vue. Cependant, la théorie des textes chez Henry loin de vouloir scinder l’œuvre, cherche plutôt l’unité de l’œuvre philosophique de Marx : « Partout une seule et même visée se déploie, suscite et contient toute la problématique : la quête de ce qui doit être compris comme la réalité et, du même coup, comme un fondement » [9]. Car pour Henry, seul le concept d’un tel fondement – la praxis comme l’essence même de la réalité – rendra possible un travail critique sur l’économie.

Cependant hormis ce geste méthodologique dans la relecture de Marx, au final, chez les marxiens, le « Marx retrouvé » est toujours différent.

Marxiens - L'École de Krisis

À la suite des interprétations du " marxisme hétérodoxe " (ou dit marxisme occidental), un nouveau courant théorique distinct de l'ensemble des marxismes, apparaît au tournant des années 1986-1987, quand dans des versions peu différentes et chez plusieurs auteurs à différents endroits de la planète, on voit la publication de nouvelles thèses assez proches dans leurs résultats. C'est en Allemagne la revue Krisis qui démarre à ce moment-là autour de Robert Kurz, Ernst Lohoff, Norbert Trenkle, Roswitha Scholz, Anselm Jappe, etc., mais c'est aussi l'historien américain Moishe Postone[10] aux États-Unis qui publie en 1986 un texte qui élabore le début de son interprétation dans son célèbre texte sur l'antisémitisme moderne et national-socialiste [11], tandis qu'en France le philosophe Jean-Marie Vincent publie en 1987 son ouvrage majeur, Critique du travail. Le faire et l'agir (PUF). Cet ensemble de penseurs rompent avec l'analyse traditionnelle du capitalisme essentiellement faites en termes de relations de classes enracinées dans des relations de propriété privée et réalisées par la médiation du marché. Dans cette structure interprétative générale, les relations de domination étaient comprises essentiellement en termes de domination de classe et d'exploitation. Opposant un " Marx exotérique " (celui du marxisme rejeté) et un " Marx ésotérique " inconnu des marxismes, ce courant qui a des antécédents embryonnaires chez Lukacs, Adorno, Khrahl, Backhaus, Coletti ou Perlman, aboutit à une critique fondamentale du capitalisme, notamment la critique des catégories de base du capitalisme (c'est-à-dire des formes sociales essentielles de la production marchande), que sont les catégories du travail, de la marchandise, de la valeur, de l’argent, thèmes que l'ensemble des « marxistes traditionnels » ont délaissés, ou n'ont jamais aborder aussi radicalement. Pour prendre un exemple, le travail dans le capitalisme, n'est plus considéré de manière naturelle et transhistorique, comme l'activité du métabolisme des humains avec la nature, mais comme une activité qui dans sa forme essentielle n'existe que sous le capitalisme. car à la différence du travail dans les sociétés traditionnelles ou antiques, le travail sous le capitalisme devient lui-même une fonction de médiation des rapports sociaux : c'est par le moyen du travail et du processus dynamique de son objectivation (saisi par la catégorie du " capital ", qui est un rapport social et non une somme d'argent amassée) que l'on va pouvoir obtenir des produits que d'autres ont fabriqué. Et c'est cette dimension abstraite du travail sous le capitalisme, qui va devenir le lien social dans une société capitaliste. Et l'effet ou l'extériorisation de ce " travail abstrait " va avoir des conséquences très importantes, sur une forme sociale de richesse (la valeur) et une forme de domination sociale, abstraite et impersonnelle. Le travail sous le capitalisme, ne s'oppose alors pas au capital, comme le pense le marxisme traditionnel, il n'est qu'un moment du processus de valorisation. Il ne s'agit donc plus de libérer le travail du capital, mais de se libérer du travail, sans pour autant que ce courant puisse être confondu avec la défense d'un quelconque " droit à la paresse " puisque ces théoriciens ne parlent pas du travail comme métabolisme entre l'humain et la nature, mais d'une forme d'activité historiquement spécifique au capitalisme (cf. du groupe Krisis, Manifeste contre le travail). À l'inverse des marxismes, ce courant met aussi au centre de la théorie de la valeur, la théorie du fétichisme, tandis que la théorie des formes sociales historiquement spécifiques au capitalisme qu'ils élaborent (travail, valeur, argent, etc.) aboutit à renvoyer dos à dos aussi bien l'idéalisme que le matérialisme, comme à ne plus utiliser le schéma conceptuel du marxisme traditionnel, le schéma base/superstructure. À partir de ce renouvellement de la critique axée sur la critique du travail en lui-même comme catégorie du capitalisme et du temps, ils fondent une critique du marché et de l'État, de la politique et de la nation, du productivisme et de la croissance économique, de la subjectivité de classe et de l'idéologie bourgeoise. Avec notamment Roswitha Scholz, ils appuient aussi la critique féministe en élaborant une nouvelle approche du « patriarcat producteur de marchandises ». Tandis que ce courant de réinterprétation de la théorie critique du " Marx ésotérique ", notamment avec l'influence d'Anselm Jappe, puise aussi son inspiration dans l'œuvre de Guy Debord et son concept de " spectacle ", pour caractériser au plus près l'évolution du fétichisme dans l'époque « fordiste » du capitalisme. Ce courant est désigné de plusieurs manières, comme " École de Krisis ", " Critique radicale ", ou " Nouvelle critique de la valeur " [12].

Notes et références

  1. M. HENRY, « Introduction à pensée de Marx », in Le socialisme selon Marx, op. cit., p. 44.
  2. M. HENRY, Marx, tome 1, op. cit., p. 9.
  3. Une première étape avec Lukacs, Roubine, Adorno, Khahl, Backaus, Coletti, Rosdolsky, Perlamn, puis à partir de 1986-87, l’étape décisive avec Kurz, Postone, Jean-Marie Vincent, voir Anselm JAPPE, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoel, 2003, p. 20.
  4. Jean-Marie BROHM, « Michel Henry, une lecture radicale de Marx », in Michel Henry. Pensée de la vie et culture contemporaine. Colloque international de Montpellier, Beauchesne, 2006, p. 252.
  5. R. KURZ, Lire Marx, Les textes les plus importants de Karl Marx pour le XXIe siècle. Choisis et commentés par Robert Kurz, éditions La Balustrade, 2002, p. 21.
  6. A. JAPPE, op. cit., p. 80.
  7. R. KURZ, op. cit., p. 23.
  8. R. KURZ, op. cit., p. 36.
  9. M. HENRY, Marx, tome 1, op. cit., p. 26.
  10. Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Mille et une nuits, 2009 (1993).
  11. Voir, Moishe Postone, " Antisémitisme et national-socialisme "
  12. Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoel, 2003.

Personnalités « marxiennes »

Bibliographie

  • Colletti L., 1976 [Laterza 1969], Le Marxisme et Hegel, Champ Libre.
  • Backhaus H. G 1997, Dialektik der Wertform. Untersuchungen zur marxschen Ökonomiekritik, Freiburg.
  • Rosdolsky R., 1969, Zur Enstehungsgeschichte des Marxchen “ Kapital ”, 3 vol., Francfort.
  • Sohn-Rethel A., 1971, Warenform und Denkform, Europa Verlag, Wien.

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