Pedagogie de la philosophie

Pedagogie de la philosophie

Pédagogie de la philosophie

Cet article est issu d'une série de conférences qui ont eu lieu à l'université de Strasbourg, en 1993 et 1994. Les différents participants sont nommés dans l'article.

Voir aussi philosophie de l'éducation.

Sommaire

Pédagogie de la philosophie.

En ouvrant le cycle de conférences, François Galichet rappelle les motifs de création de l'atelier. Outre la crise, conjoncturelle, de l'enseignement de la philosophie liée au changement du public, il s'agit aussi d'un désir de réflexion proprement philosophique sur l'enseignement de la philosophie.

Sur le premier point, toutes les interventions convergeront, à la différence près que Jean-Luc Nancy déplacera l'accent en s'interrogeant sur l'évolution des enseignants eux-mêmes. Le second point entend récuser l'accusation selon laquelle toute pédagogie de la philosophie serait par essence anti-philosophique, technocratique, dès lors qu'elle ne s'adresse pas à la pure raison d'un sujet abstrait, mais à un élève de classe terminale. La pédagogie de la philosophie ne doit justement pas devenir la chasse gardée des « sciences de l'éducation ». La philosophie ne saurait être indifférente aux enjeux de son propre enseignement, sous peine de le transformer en un certain académisme.

Or, malgré une urgence liée à la généralisation de l'enseignement de la discipline, urgence pour le moins sensible dans les classes techniques, mais aussi jusque dans les universités, selon Jean-Luc Nancy, l'opposition de deux positions figées qui se caricaturent l'une l'autre n'a pas été vraiment encore dépassée. Ce dépassement sera l'enjeu, au moins implicite, de la plupart des interventions. Jérôme Boulanger travaillera cependant à saisir les termes de cette « dialectique de la raison éducative » et à montrer en quoi le débat est impossible, de par les croyances des adversaires, croyances sans doute philosophiques par ailleurs, en ce sens qu'on peut les situer dans l'histoire de la philosophie. De fait, n'est-ce pas au nom d'une certaine idée de la philosophie que l'on s'affronte en des termes parfois regrettables, que l'on prétend uniformiser dans un sens ou l'autre la classe de philosophie ? Mais peut-il en être autrement dans le cadre républicain de l'éducation nationale et du baccalauréat ? Aussi Nicole Grataloup et le GFEN définissent-ils la question de la façon suivante : « La communauté des professeurs de philosophie est-elle capable de travailler à définir ce qu'elle veut en commun ? »

Une pédagogie de la philosophie ?

Tout l'effort pour justifier cette pédagogie aux yeux des philosophes revient à l'intégrer dans la philosophie, ou au moins à la considérer comme la réponse pratique à un questionnement ou des exigences référés à une école philosophique, bachelardienne pour Patrick Baranger, celle d'Erlangen et le « constructivisme dialogique » de Paul Lorenzen et Wilhelm Kamlah pour Mme Kledzig. On rappellera que Michel Tozzi, dans une perspective plus instrumentaliste, voit dans les recherches scientifiques et pédagogiques récentes une contribution à une didactique qui resterait enracinée philosophiquement, et entend distinguer cette position de la précédente, celle qui n'entérine comme modèles pédagogiques valables que ceux proposés par les philosophes eux-mêmes.

Didacticienne allemande de la philosophie, Mme Kledzig, confrontée à une situation bien différente, celle de l'introduction d'une option de philosophie en Allemagne, retrouve parfois les termes mêmes de l'inspection française : la philosophie ne constitue pas un ensemble de contenus que la didactique aiderait à communiquer, en séduisant l'élève. Cela nous ramènerait, comme le rappelait aussi Jérôme Boulanger, au schéma marchand de la production et de l'échange ; Dilberman rattache cette remarque à la critique du sophiste marchand d'opinions, au début du Protagoras.

La didactique doit donc se demander au moins ce qu'est la philosophie. Or, pour éviter tout dogmatisme, il faut répondre comme Kant qu'elle est philosopher, acte et non contenu. J. Boulanger avait critiqué cette formule, en tant qu'elle se cristallisait en un adage finalement peu kantien. S'agit-il d'ailleurs de sauvegarder la liberté du maître, ou celle de l'élève ? On sait comment, dans d'autres disciplines, on a pu sacrifier la première au nom de la deuxième. Philosopher ne devrait pas en tout cas interdire d'arriver à certaines réponses, même peu en faveur dans l'opinion, ni même interdire de faire de la métaphysique, serait-elle classique.

Définie comme son propre mouvement, la philosophie semble donc être sa propre méthode, comme le veulent les anti-didacticiens. Mais Mme Kledzig entend bien par là une certaine méthode pédagogique, fondée sur la participation active de l'élève, sur le dialogue, dont le sujet est l'élève, avec l'aide du maître. L'on est sans doute plus proche d'un certain romantisme pédagogique que de Socrate, ce qui rejoint là aussi l'exposé de J. Boulanger. Du point de vue de la situation française, n'est-ce pas faire bon marché de l'évolution du public, faire abusivement confiance à l'intelligence des élèves, voire au sens pédagogique du professeurs, selon la lecture que proposait Béatrice Normand des instructions officielles de 1925 ? Tozzi considère d'ailleurs comme évident que la « didactisation » d'une discipline ne peut résoudre les problèmes de la crise de l'école, s'il identifie une dimension spécifiquement pédagogique à l'intérieur de cette crise générale, en particulier en philosophie.

En Allemagne, le doublement de chaque discipline par la didactique est institutionnel, si bien que le débat ne peut se développer que dans ce cadre, ce qui court-circuite les apories les plus stériles. Il n'est pas question de contester la didactique, mais d'en défendre une conception philosophique, et non pas pragmatique ou technocratique. On remarquera pourtant que la stratégie demeure celle d'une adaptation à l'âge et à l'expérience des élèves, ce qui ne peut nullement passer pour neutre. Ainsi, la conception même de la philosophie comme réflexive et « anthropologique », qui vient étayer la méthode dialogique n'est-elle pas en réalité le reflet théorique de cette sorte de pédagogie ? En concurrence avec le théologien et le professeur de morale, n'enferme-t-on pas d'emblée l'interrogation dans les limites de l'opinion commune ou du « politiquement correct » ? Des professeurs français considèrent ainsi que le nouveau programme du Groupe technique disciplinaire de philosophie est « aseptisé ».

L'homme, et donc l'élève, a besoin de points de repère, mais qu'il se forge lui-même, à partir de sa praxis, de façon critique. Le professeur lui proposerait simplement des méthodes pour le faire. Il exigerait seulement de l'élève qu'il soit autonome. Il ne lui procurerait pas des visions du monde toute faites.

Ainsi le fossé grandissant, décrit par Jean-Luc Nancy, entre le maître et l'élève ne se creuserait pas, car on partirait de l'expérience même de ce dernier. Mais ne risque-t-on pas en fait de réduire à peu de chose la rupture critique de l'élève vis-à-vis de son immédiateté, qui certes est toujours déjà médiate, mais pas de la façon attendue par le philosophe professionnel ? Il faudra bien que l'élève s'affronte aux interprétations toute faites, à la rigueur de l'expression et de la pensée, à l'écriture, vécue comme étrangeté, selon Jean-Luc Nancy, et même arrachement pour Nicole Grataloup. Sinon, l'on pourrait bien se contenter de systématiser l'idéologie ambiante ou l'idiosyncrasie de l'élève. À l'inverse, Jérôme Boulanger avait souligné le caractère secrètement directif de ces pédagogies de la participation. Dilberman l'avait rapproché de la figure du précepteur dans l'Émile. L'intervention de Patrick Baranger a de ce point de vue le mérite de proposer une pédagogie lucidement directive, au nom de l'épistémologie bachelardienne.

Certes, les « didacticiens » veulent parfois voir, dans le sillage de Bourdieu, derrière ces critiques des méthodes dites actives, l'attachement à une conception dogmatique et magistrale de la leçon de philosophie, la sublimation de l'opinion du maître en philosophia perennis, le mépris de celle de l'élève, ravalée à la contingence au nom du critère socio-esthétique de la noblesse de la pensée. Patrick Baranger, en réponse à une question, rappelle que, chez Platon, la doxa pouvait être droite et même philosophique. Il n'en reste pas moins attaché, quant à lui, au modèle scientifique, ce qui ne signifie nullement qu'il espère que l'élève se dépouille de toute opinion avant d'entrer au temple.

L'enseignant doit accepter de s'affronter aux opinions des élèves, mais surtout se garder de leur donner le même statut qu'à son propre discours. La philosophie, comme la science, commence par la critique de l'opinion. Si l'élève ne peut exprimer ses représentations, et l'y aider, c'est déjà les critiquer, la classe de philosophie restera pour lui une affaire purement scolaire, sans incidence en dehors des devoirs et du cours. Les opinions n'en seront que consolidées, et en particulier la perception de la philosophie. Affirmer que la dignité de la philosophie la met au-dessus de toute pédagogie, se contenter de dénoncer magistralement l'opinion, a justement cette conséquence de la consolider, ne serait-ce que par le ressentiment de l'élève. Il faut donc procéder autrement, à l'aide d'un dispositif plutôt lourd d'exercices, où les procédures de renvoi du professeur à l'élève sont très méticuleuses. Cependant, cela contre le point de vue de Nicole Grataloup, faire s'exprimer et s'affronter oralement les opinions premières finit par submerger l'avis de l'enseignant sous les positions majoritaires et presque indéracinables. Cela correspond fidèlement à certaines expériences pédagogiques, par exemple quant à l'universalité du beau, ou à la valeur de l'animal, ou de fait la position de la philosophie classique se voit transformée par l'élève en opinion aberrante, au mieux en position historiquement dépassée.

En fin de compte, même si la distinction institutionnelle entre pédagogie et philosophie peut avoir de lourdes conséquences pratiques, que la réflexion sur l'enseignement de la philosophie soit baptisée didactique philosophique ou philosophie de l'éducation peut sembler un débat plutôt formel, d'où la position très conciliatrice de François Galichet. Pédagogie et philosophie se confondent dans leur projet même. Certes, peu seraient prêts pour autant à renoncer à toute référence à l'histoire de la philosophie, ce qui semble être d'après l'exposé de Mme Kledzik une tendance en Allemagne, au nom du « philosopher par soi-même ». L'on espère seulement que dans le meilleur des cas ce contenu cessera d'être extérieur, qu'il se confondra avec la démarche de l'élève, qu'il deviendra culture. On semble parfois attendre que l'élève trouve par soi-même tel philosophème, y compris au travers de mythes et de fictions, comme Nicole Grataloup, ce qui après tout n'est peut-être pas totalement chimérique.

Le conservatisme n'est d'ailleurs pas par essence anti-pédagogique. Mettre l'accent sur un ensemble de compétences discursives et rhétoriques peut très bien s'accorder avec une vision fort dogmatique de la philosophie, qui devient alors un contenu en soi, indifférent à sa voie d'accès. Précisément, Henri Dilberman reproche à Patrick Baranger de supposer derrière l'apprentissage un savoir philosophique constitué, sur le modèle de la science classique. Inversement, l'indifférence au contenu renvoie peut-être moins à une conception généreuse que sophistique de la philosophie. Aussi François Galichet rappelle-t-il que pour les « anti-pédagogues » toute utilisation de techniques est rhétorique, et donc « de droite ». Mais à moins de réaliser le fantasme du correcteur qui note sur les idées, comment procéder autrement ? Sinon faudra-t-il uniformiser à l'échelle nationale les leçons de philosophie, ne serait-ce que pour récompenser « objectivement » de leurs efforts les élèves les plus scolaires ? Ce serait faire passer le moyen, l'examen, avant la fin, le philosopher. Or ce philosopher suppose une rhétorique « au bon sens du terme », selon l'expression de Jean-Luc Nancy, en tout cas une capacité de conceptualiser, de s'interroger et de raisonner, qui ne saurait être étrangère au langage, selon l'analyse de Nicole Grataloup.

Le débat entre ceux qui assimilent l'enseignement discursif à l'opinion dogmatique et ceux qui assimilent la pédagogie à la rhétorique est navrant, conclut François Galichet. Chaque adversaire caricature l'autre pour le rejeter dans la « droite », alors qu'il s'agit selon lui de deux courants également de « gauche », c'est-à-dire, semble-t-il, partisans de la démocratisation de la philosophie. Comme Mme Kledzig, F. Galichet entend partir, non de l'essence de la philosophie, mais de l'élève. Mais ce n'est plus de son expérience qu'il s'agit, c'est de sa future situation dans le monde adulte. Cela a le mérite de ne plus enfermer l'élève dans une expérience peut-être plus pauvre qu'on se plaît parfois à imaginer romantiquement, en tout cas une expérience où tout se fait dans une certaine mesure sans choix explicite ; il ne faudrait pas cependant romantiser à son tour la vie adulte. La philosophie doit certes s'affronter à la prose de l'existence, serait-elle inauthentique. On jugera peut-être réducteur de réduire la philosophie à cet aspect, parce qu'il serait plus immédiatement séduisant pour l'élève. Quelle crédibilité accorder ensuite aux velléités critiques, si on commence par un tel conformisme ? Il faudrait au moins l'interroger lui aussi.

En fait, François Galichet entend surtout par là congédier le débat sur « la nature de la “philosophie” ». La philosophie est au service de la praxis, citoyenne, comme le rappellent les instructions de 1925, mais aussi professionnelle ; au service de la réflexion critique, mais aussi existentielle. La philosophie se déploie aussi bien dans l'affrontement à la mort et au suicide, comme le voulait Camus, que dans la maîtrise des techniques argumentatives. Elle ne s'enferme donc pas dans une essence délimitée scolairement. Elle n'est pas un savoir spécialisé, comme le veulent implicitement les plus farouches adversaires de la pédagogie. De toute façon, il serait déraisonnable de vouloir transformer tous les élèves de terminale en philosophes professionnels, comme d'ailleurs en purs producteurs adaptés au marché du travail.

Il n'est pas sacrilège pourtant que certaines techniques qui servent en philosophie puissent être utiles en dehors de la classe, comme l'argumentation ou la prise de parole, et, ajouterions-nous, la précision et la rigueur de la pensée. Certes, ces considérations ne sont pas neutres pour la classe de philosophie ; F. Galichet estime prudemment qu'elles pourraient amener à moins négliger l'oral, et bien sûr la personne de l'élève. Il préconise, à la suite de Nicole Grataloup, le recours à l'écriture fictionnelle.

Est-il vrai que la conception actuelle de la classe de philosophie ne permettrait presque jamais à l'élève de s'affronter à l'existence et au sens de la vie ? Que la réflexion se fasse à un niveau d'emblée conceptuel ne satisfait certes pas les théories de l'émergence. Mais peut-il y avoir passage par l'origine, l'immédiat, ou bien seulement allusion à l'immédiateté, instrument de la captation de l'attention de l'élève, ce qui n'est pas, en vérité, négligeable ? De façon générale, sous prétexte de rupture dialectique, n'y a-t-il pas là, comme chez Bachelard lui-même peut-être, nostalgie de l'origine, assez sensible chez Nicole Grataloup, et en particulier les exercices qu'elle propose ? Peut-on par exemple, sans céder au pathos, prendre conscience du tragique de l'existence sans commencer par méditer les concepts de nécessité, de contingence, de sens, de néant ? Lire certains textes d'Épicure ou de Nietzsche n'est pas, ou ne doit pas, être étranger à l'existence de l'élève. Les médiations imaginées ne doivent pas nous perdre dans ce qu'il y a de contingent au sein de son expérience, mais aller droit à l'essentiel, lui permettre de le penser enfin, même au prix de simplifications.

F. Galichet avait finalement récusé le débat entre pure philosophie et pure pédagogie. La philosophie ne peut être pure, ni la pédagogie étrangère à la philosophie. Jérôme Boulanger entend cependant cerner le rapport de chacun des interlocuteurs de ce curieux débat à son adversaire et à ses propres croyances. Cela l'amène, malgré la position de Tozzi, à en réduire les protagonistes à deux instances, l'inspection générale et la didactique, autour de Tozzi et de Philippe Meirieu.

Les didacticiens partent d'un constat, la nécessité de s'adapter à un nouveau public, et donc de sacrifier certaines exigences déraisonnables. Pour l'inspection et la revue L'Enseignement philosophique, il ne peut s'agir que de liquider la discipline, dont l'esprit échappe radicalement au scientisme des théories cognitives. Universelle, vraie, la philosophie se fraie d'elle-même un chemin dans tout esprit, indépendamment de tout déterminisme socio-psychologique. Centrer l'enseignement sur les déficiences de l'élève, c'est le priver de cet accès au vrai. La philosophie n'a pas besoin d'être adaptée, elle est par essence pédagogique, le chemin de l'opinion au savoir. Elle ne se réduit donc pas à des résultats, qu'on pourrait savoir plus ou moins exactement et rigoureusement. Dans cette conviction, on perd de vue les strates historiquement différentes, ou on y voit la marque de la pérennité du philosopher. Les didacticiens, eux, considèrent que présupposer ce bon sens philosophique, c'est en fait exiger de l'élève moyen une culture qu'il n'a pas, et donc l'exclure. Mais comment les méthodes actives peuvent-elles suppléer à ce manque ? Ne vont-elles pas plutôt l'entériner, au nom de la spontanéité ?

Cependant, les didacticiens font mine d'adapter à un contenu des méthodes dont les principes sont en contradiction avec lui, qui se voit réduit par Bourdieu à une certaine opinion préscientifique. Il ne peut alors s'agir, selon l'Inspection, que d'une nouvelle sophistique, autoritaire et directive sous des dehors démagogiques. Ainsi, la philosophie devient une discipline comme les autres alors que pour l'inspection elle confine au sacré. On pourrait rappeler avec Mme Kledzig qu'apprendre n'est pas une compétence, que chaque discipline définit ses propres exigences, et que donc aucun apprentissage n'est comme les autres. En ce sens, ils sont tous égaux. Ainsi pour le GREPH, justement parce que la philosophie est une discipline de formation comme les autres, son enseignement doit commencer avant la terminale, au lieu de couronner l'ensemble des études, comme le considèrent les instructions de 1925, commentées par Béatrice Normand.

Les deux adversaires se réfèrent volontiers à Socrate, mais les uns oublient l'importance de l'épreuve critique : ce qui est accouché doit encore être viable. Les autres, plus platoniciens que socratiques, croient en une évidence de type théologique, à laquelle tout élève est prêt à se voir ravir, qu'il le sache ou non. Ils oublient, ajouterions-nous volontiers, la mauvaise foi ou la mauvaise humeur de bien des interlocuteurs de Socrate, la difficulté et la longueur du travail de sape de l'opinion.

J. Boulanger considère qu'il y a là deux positions irréductibles, justement parce que ce ne sont que des croyances, « nées des illusions de notre propre raison éducative ». Les didacticiens croient en l'unité de la nature, et naturalisent donc les phénomènes éducatifs, conçus comme des propriétés du cerveau. Mais en même temps et de façon contradictoire, ils sont victimes de l'illusion humaniste de l'éducation réussie, dont il suffirait de se donner les moyens scientifiques. Ils exaltent la spontanéité de l'élève, contre le dogmatisme de la philosophie, mais ils constituent par leurs méthodes même cette dernière en contenu, nécessairement dogmatique, ou encore, comme Tozzi, en un certain type de discours sur le monde, que l'on peut apprendre par des exercices et des situations appropriées. Selon F. Galichet, cependant, cette vision mécaniste de la didactique est désormais dépassée. Mais, inversement, la philosophie ne risque-t-elle pas de se dissoudre dans l'échange « transversal » d'opinions, afin d'améliorer la sociabilité, la tolérance ou même les méthodes de l'intervention orale ?

L'inspection, elle, entend éveiller le singulier à l'universel, mais elle finit par privilégier la transmission du savoir, parce qu'elle théologise le savoir philosophique, et pose alors que l'élève doit et peut y accéder par la seule parole du maître, s'il est compétent. « La présence de l'esprit à l'esprit est la seule condition pédagogique » écrit J. Muglioni dans La Leçon. Le professeur de philosophie est donc un « maître à penser », avec qui l'élève serait d'emblée de plain-pied. En revanche, malgré leur scientisme, les didacticiens resteraient prisonniers d'une figure romantique du maître, comme « maître à vivre », à être soi-même. Cette conception n'est en effet pas entièrement étrangère à celle de Mme Kledzig, didacticienne.

L'on a donc selon J. Boulanger glissé du penser par soi-même au penser personnellement, puis au propre et à l'opinion. L'autre parti aurait lui glissé de l'universalité du philosopher à son hypostase, hors de portée des élèves. Il n'y aurait donc dans cet impossible débat, exprimé par J. Boulanger dans la forme kantienne de l'antinomie, mais qui fait aussi penser à Hegel, « l'avers et l'envers d'une même médaille », l'unité du sujet et du savoir, saisie dans une dialectique curieusement dédialectisée et solidifiée. On pourra cependant discuter la présentation de la didactique comme un bloc, d'où les réticences de F. Galichet. N'y a-t-il pas une didactique scientiste et technocratique et une pédagogie romantique, clairement distinctes en droit ? Cette dernière prétend éveiller, continue Boulanger, le propre de l'élève, mais cela passe par la fascination envers le professeur. Au contraire, le maître à penser s'efface devant le savoir universel, mais y accéder suppose l'imitation au sens le plus scolaire du terme, ce qui confine au rite. Ainsi, le professeur classique intimerait à l'élève « imite-moi si tu veux apprendre à ne pas m'imiter », tandis que le maître à vivre lui soufflerait « ne m'imite pas si tu veux me ressembler ».

Ainsi, conclut J. Boulanger, s'il ne faut sûrement pas mépriser les questions de pédagogie, ni même les « sciences de l'éducation », il faut se garder de cette double illusion de la « raison éducative ». Est-ce à dire qu'il faut enseigner tout en sachant qu'enseigner est à la rigueur impossible, comme peut-être la philosophie elle-même ? Cela renverrait certes dos à dos pédagogues et philosophes.

Quels exercices en classe de philosophie ?

Ce scepticisme est bien éloigné de l'optimisme pédagogique de Patrick Baranger et surtout de Nicole Grataloup, et sa panoplie de nouveaux exercices philosophiques. On ne peut, pour l'un comme pour l'autre, ignorer superbement ce que sont les élèves au nom de l'universalité de la raison. L'on doit saisir ce qui leur rend difficile ou incompréhensible la philosophie. L'exhortation à problématiser reste en soi inopérante. De la confrontation entre les opinions, au travers d'exercices, naîtra une exigence interne de problématisation, d'élucidation des présupposés, où du philosophique serait déjà en jeu. Par exemple, dit N. Grataloup, derrière un parti pris se cache une certaine conception de la nature de l'homme, qu'on ne peut critiquer que si elle s'expose enfin.

Le danger serait sans doute d'espérer de ces exercices une efficacité radicale, indépendamment de toute culture philosophique classique, voire de constituer ces exercices en fin en soi, parce qu'ils sont plus faciles pour les élèves que la dissertation et sa sécheresse conceptuelle. Sous prétexte de faciliter la rupture, on risquerait fort de ramener la philosophie à des opérations ludiques à portée peut-être limitée. Il n'est sans doute pas vrai que de la confrontation des opinions naît spontanément la problématisation, comme le note d'ailleurs P. Baranger. Les exercices se doivent au moins d'éviter de consolider l'opinion, mais justement le cours magistral laisse intact l'opinion, faute de s'affronter à elle. N. Grataloup insiste sur le fait que l'esprit de l'élève n'est pas une tabula rasa, qu'il a toujours des méthodes, même très mauvaises, en particulier à l'écrit. Il faut lui réapprendre à relier les exigences et le sens, la langue et le contenu. Il faut donc inventer des exercices en rapport avec cette unité, au lieu de multiplier les consignes abstraites, comme le font les « annabacs ». Certes, on répondra peut-être, comme Michel Serres, que tout ce qu'on peut attendre d'un professeur, c'est qu'il indique ce qu'il ne faut pas faire, et qui correspond à ces mauvaises méthodes invétérées, qui n'ont d'autre raison d'être que de permettre l'économie de la pensée et de la liberté.

Le travail plus proprement critique est sans doute le plus facile, mais les élèves ont tendance à caricaturer la philosophie comme une entreprise stérile de démolition. C'est ainsi qu'ils lisent généralement Descartes, par exemple. Mettre en lumière les présupposés ne permet pas mécaniquement de choisir, mais seulement de choisir en connaissance de cause. On peut invoquer sur ce point Max Weber. Ce travail ne peut donc être que préparatoire. Laisser s'exprimer l'opinion par écrit ne renferme pas le danger d'enfermer l'élève dans une complaisance narcissique, considère Baranger en réponse à une question de J. Boulanger, parce que ce n'est que la première étape d'un dispositif qui s'étalera sur l'année entière. Il ne s'agit pas de faire croire à l'élève qu'il philosophe déjà, mais seulement de l'amener à philosopher par rupture, mais aussi par « suture » avec ses représentations.

Il ne servirait à rien, selon lui, de heurter de front les représentations de l'élève, sinon à le braquer, ni à le prier de ne pas s'appuyer sur des opinions, ce qu'il ne peut comprendre d'emblée. La représentation est de plus investie « affectivement » ; pour l'élève de milieu modeste, le philosopher est selon N. Grataloup une rupture avec ses parents, presque une trahison. La question est résumée par Baranger dans la formule « comment faire avec pour aller contre ». Il faut confronter les représentations de l'élève à leur inefficacité, alors même que l'élève développe des stratégies pour protéger leur noyau de tout démenti pratique. Ces représentation appartiennent à certains types généraux, ce qui facilite bien sûr la tâche de l'enseignant.

La référence obligée à la pratique n'a pas pour conséquence, heureusement, de restreindre le champ de l'interrogation à la quotidienneté. Baranger note que l'information permet parfois, mais rarement, de surmonter la représentation de l'élève. Plus souvent, il faut « la mettre à l'épreuve du réel », ou plutôt, se corrige-t-il, à des problèmes, plus ou moins théoriques, pour lesquels elle ne fonctionne plus. De fait, le plus difficile est souvent pour l'élève de discerner ce qui dans son expérience est essentiel et ce qui est détail contingent. Cette expérience est d'emblée plongée dans de l'interprétation ; encore faut-il que l'élève éprouve le besoin d'aller plus loin, quand l'opinion semble se suffire à elle-même du fait même de son approximation. En dégager les présupposés nous met-il de plain-pied avec la philosophie ? Cela ne se fait sans doute pas sans de nécessaires artifices.

La confrontation à d'autres points de vue ne suffit pas, elle ne doit surtout pas conduire au relativisme ou au dogmatisme, ce qui suppose pour le moins l'intervention de l'enseignant. Il n'y a donc pas là, ou plus là, de mythe de l'« émergence » ou de romantisme de la riche immédiateté de la vie, sinon comme héritage bien surmonté et intégré. Jean-Luc Nancy rappellera brièvement que le professeur se doit d'incarner l'objectivité. Baranger considère que puisque la rupture philosophique est déstabilisante, le cadre de la classe doit, par contraste, être solide. Le savoir est une valeur, le groupe, un soutien, le professeur, un guide en qui on a confiance. Ces cadres, en particulier la figure de l'enseignant, doivent donc échapper finalement à la remise en cause ; tout ne saurait être philosophique dans un cours de philosophie, ce qui laisse une place pour des aspects proprement pédagogiques, cela contre un certain idéalisme, pourtant conservateur, du cours de philosophie.

P. Baranger associe rupture et suture, « reconstitution en douceur » des représentations de l'élève. De fait, comment s'opère la subsomption des philosophèmes à la vision du monde de l'élève ? La perspective finalement psychologique de Baranger oblige à se poser la question en ces termes. Exiger plus, une conversion radicale à la philosophie, peut bien sous-tendre certains discours, mais reste pour le moins irréaliste. Baranger note par litote que le résultat obtenu ne sera que rarement une purge totale de la représentation. Vouloir la pureté de la philosophie, n'est-ce pas la réduire à un objet à usage purement scolaire ? Ne peut-on pas pourtant défendre l'idée que la durée du cours, voire du devoir, a pour fonction d'ouvrir une parenthèse, un dimanche méditatif de l'existence ? Nicole Grataloup insiste sur l'apprentissage de l'écriture comme apprentissage de la pensée. L'écriture ne permet-elle pas à la pensée de se développer de façon autonome, de congédier, au risque de la mauvaise abstraction, le quotidien ? Ainsi, N. Grataloup parle-t-elle de l'émerveillement de l'élève devant les potentialités insoupçonnées de la langue, qu'il ne traite plus alors comme un instrument. Aussi préconise-t-elle des exercices poétiques. La rédaction de dialogues ou de lettres philosophiques varierait les exercices et leur attrait, en même temps qu'elle entraînerait l'élève à la discussion, à la distinction de ce qui est critiqué et de la critique elle-même. Anticiper les objections lui permettra de dépasser l'opinion, mais aussi, ajouterons-nous, de ne pas s'enfermer dans le plan stéréotypé thèse-antithèse. Le risque serait sans doute que l'élève oppose point de vue à point de vue, au lieu de dégager les insuffisances de la thèse critiquée. Il n'est pas du tout sûr, comme l'expérience le montre sans doute, que l'élève soit prêt à multiplier les exercices quand il sait qu'au baccalauréat il devra choisir entre un commentaire et deux dissertations, surtout s'il aperçoit mal la finalité de ce qui lui paraît un jeu, pas nécessairement facile, et qu'il n'a jamais fait.

L'élève a tendance à ne pas discerner rhétoriquement hypothèse, affirmation, objection, réfutation. Ces exercices ont donc pour objet de l'amener à une écriture « polyphonique », ou il doit continuellement distinguer les différentes voix, sans se réfugier dedans l'opposition massive d'une thèse et de son contraire. Enfin, l'évaluation des travaux devra mettre en lumière la multiplicité des exigences et des compétences, et non se réduire à une note globale.

Aussi bien l'intervention de Baranger que celle de N. Grataloup semblent supposer des classes moyennes mais de bonne volonté. Or, on ne saurait réduire la crise à une question de niveau culturel, ou même de « profil épistémologique ». Dans ce cas, le professeur n'aurait finalement qu'à faire son métier. L'attention à l'écriture est déjà plus réaliste, mais ce problème peut-il être résolu par quelques exercices, alors qu'il dépasse de beaucoup la classe de philosophie ? Que faire lorsque les élèves ne sont tout simplement pas prêts à accepter quelque rupture que ce soit, et surtout pas à réfléchir ? Lorsque, comme le raconte N. Grataloup, ils assimilent la philosophie à une « langue de femme » ? On ne pourra guère faire disparaître magiquement la difficulté de la philosophie. N. Grataloup ne commençait-elle pas son exposé en rappelant que l'écriture philosophique « c'est difficile et pas seulement pour les élèves » ? Les exercices doivent s'affronter à cette difficulté, et non pas l'escamoter. Or cette dérive est classique dans toutes les disciplines « pédagogisées ».

La langue des élèves n'est pas celle de l'école, la philosophie est au summum de ce décalage, notent N. Grataloup et Jean-Luc Nancy. Il ne s'agit pas, dit la première, de transformer les professeurs de philosophie en professeurs de grammaire, mais de ne plus distinguer travail de la langue et travail de la pensée. Aussi faudra-t-il libérer l'élève de la crainte d'écrire, multiplier les occasions d'écrire différemment, tout en disciplinant l'écriture. A-t-on raison de tourner le dos à la scolastique, au nom d'une conception romantique de l'écriture ? Ne se substitue-t-on pas ainsi, selon une tentation fréquente, au professeur de français, comme un auditeur en faisait la remarque à François Galichet ? Peut-on espérer rejoindre par là progressivement le philosopher ? Il est vrai qu'il y a bien des styles différents d'écriture philosophique. Le plus facile à imiter n'est sans doute pas le moins technique en apparence. Henri Dilberman considérait que la scolastique était justement ce qui est le plus facile à apprendre indépendamment d'un bagage socio-culturel. Cet aspect scolaire permet à l'élève sérieux de s'accrocher à quelque chose de défini, qu'il suffit d'apprendre. Autrement, n'encourage-t-on pas la paresse de certains élèves de classes littéraires, qui ne dépassent jamais le niveau d'un devoir bien écrit, mais superficiel, contiendrait-il force imparfaits du subjonctif ?

Selon Jean-Luc Nancy, le contact immédiat avec la philosophie, selon l'adage in media res, constituerait la meilleure des pédagogies. Sinon, en viendra-t-on à inviter les élèves à dessiner la caverne de la République ? Cependant, ne peut-on pas conseiller comme Baranger d'avoir concurremment recours aux deux stratégies, rupture et suture ? La tentation d'accompagner l'élève en le maternant risque fort de repousser toujours plus loin la prise de conscience de l'identité de la philosophie, dans ce qu'elle a de moins naturelle et mondain. Il y a une façon d'accompagner la rupture qui finit par l'aseptiser, par refus de l'inquiétude. Refuser les formes académiques ne doit pas non plus nous amener à multiplier des exercices, scolaires non plus par leur sécheresse mais par leur fausse prise en compte de l'immédiat de l'élève, sans doute moins infantile que le pédagogue semble parfois l'imaginer. Tout se joue, semble-t-il, dans le passage de la théorie pédagogique à l'exercice. La continuité semble parfois discutable.

Les exercices les plus intéressants sont peut-être le dialogue ou la lettre philosophique, parce qu'ils ne prétendent pas s'enraciner dans l'immédiateté, sinon celle de la forme extérieure, moins scolaire en apparence. D'emblée, ils sont sur le terrain du concept, et même de l'histoire de la philosophie, puisque l'exemple que donne Nicole Grataloup est celui de la lettre d'un déterministe à Descartes. Quant à la « fiche de méthode » accompagnant la dissertation, elle risque de se révéler assez peu éclairante pour le correcteur ; certes, elle lui donnera l'occasion de corriger de la façon la plus explicite les fautes stéréotypées.

Les exercices devraient donc se maintenir dans une atmosphère de pensée, ne jamais invoquer le concret pour le concret, ni réduire le concept à l'exemple. Ils supposent une intervention constante du professeur pour ne pas se transformer en de véritables caricatures. L'écriture fictionnelle invoquée par Galichet et Nicole Grataloup ne doit pas convaincre l'élève que philosopher , c'est imaginer, d'où l'accent mis par cette dernière sur la critique du mythe ainsi forgé par l'élève.

N. Grataloup n'opère pas une critique radicale de la dissertation. Dissocier l'aspect formateur et l'instrument d'évaluation, comme le propose le GREPH, pourrait bien d'ailleurs conduire à son enterrement de fait. Activité autonome qui invite à se prescrire ses propres tâches, elle est un apprentissage de la liberté. Cette exigence d'autonomie doit exclure tout travail strictement guidé, ce qui réduirait la pédagogie au désapprentissage. Au contraire, l'élève doit prendre conscience des enjeux de son travail, qui seuls rendent raison de son exécution. Faut-il en conclure que les différents exercices n'ont pas d'autre vertu que de préparer à la dissertation et au commentaire ? Visiblement, l'ambition est plus haute, il s'agit plutôt de proposer des exercices peut-être plus accessibles, moins académiques, mais qui conserveraient cette exigence essentielle d'autonomie, contrairement à la démission très sensible dans la pédagogie de la plupart des autres disciplines.

Le constat de crise

Sans attrait pour l'interrogation et le savoir, mais aussi sans désir, même scolaire, de progrès, sans un minimum de respect pour l'institution ou la culture, toute pédagogie sera sans doute vaine. Certes, Jean-Luc Nancy considère que la situation est moins grave qu'il y a cinq ans, quand on attendait que l'occasion pour supprimer l'enseignement de philosophie en terminale. On ajoutera que les élèves ont évolué vers davantage d'ouverture d'esprit, moins fascinés que n'étaient leurs aînés par les signes matériels de réussite. L'absence même de perspectives n'amène pas toujours au rejet d'une discipline dont le caractère existentiel, voire de critique sociale et politique, est évident. C'est justement ces aspects que Mme Kledzig ou François Galichet privilégiaient, de façon différente. Au nom de bien des malentendus, la société se tournerait vers les philosophes, d'où l'inflation du signifiant « philosophie ». Cela ne retire rien au pessimisme de Jean-Luc Nancy, dès lors qu'il se tourne vers les perspectives de l'enseignement de la philosophie, en terminale mais aussi à l'université. Béatrice Normand, en procédant à la lecture des instructions de 1925, rédigées par De Monzie, avait profondément mis en doute la possibilité même de l'enseignement de la philosophie dans les classes actuelles, tout particulièrement dans les terminales techniques.

En 1925, le ministre Anatole de Monzie, le très raisonnable adversaire du bouillant pédagogue Célestin Freinet, faisait des acquisitions antérieures la condition du cours de philosophie. La tentation est grande à présent de vouloir introduire la philosophie en amont au nom des lacunes de l'enseignement des autres disciplines, ou au nom de sa spécificité réflexive, comme le fait le GREPH. De fait, peut-on se contenter d'entériner le changement de public, le grand nombre est-il nécessairement synonyme d'abaissement du niveau, et pourquoi ? En Allemagne, comme l'avait développé Mme Kledzig, l'enseignement de la philosophie n'est pas confiné en dernière année.

Pour Mme Normand, l'élève actuel n'est plus prêt à consentir attention, à accepter de réfléchir, à apprendre. Il veut tout au plus réussir son devoir au baccalauréat, d'où le recours massif aux « annabacs ». Il attend un cours qui soit immédiatement utilisable dans cette optique, il renâcle à apprendre régulièrement, étranger à toute maturation. N. Grataloup voyait dans l'école elle-même un obstacle à la philosophie, parce que dans les autres disciplines l'exigence d'autonomie a été tournée « pédagogiquement » par le recours à des travaux entièrement directifs et guidés. Les mathématiques se voient réduites à un travail d'application de formules connues. L'élève n'a plus à se demander ce qu'il a à faire ni pourquoi. C'est en philosophie que la question ressurgit, mais sous la forme « la philosophie, ça ne sert à rien », formule, rappelle Mme Normand, récurrente aussi chez les parents d'élèves. Voilà en tout cas un angle d'attaque pédagogiquement intéressant, mais risqué.

La question du pourquoi de la philosophie était d'ailleurs au centre de l'exposé de Mme Kledzig, parce qu'il s'agit d'une discipline nouvellement introduite dans le secondaire allemand. Un auditeur évoque le succès de cette nouvelle option au Danemark, ou elle est en concurrence avec l'économie et l'informatique, dont les élèves ne discutent pas en général l'utilité. L'image romantique de la discipline expliquerait ce prodige. Pourquoi, alors, la discipline n'a-t-elle pas aussi cette image en France, ou pourquoi, sinon, cette image reste-t-elle inopérante, sauf peut-être chez certains élèves de classes littéraires ?

Jean-Luc Nancy, comme Nicole Grataloup, insiste sur l'obstacle de la langue en classe de philosophie. Il rappelle que, dans les années 1960, les professeurs de français ont converti leur enseignement en direction de la langue parlée par les élèves. À l'inverse, l'écart se serait accru en classe de philosophie, et pas seulement du fait des élèves ou des lacunes de l'enseignement du français.

Ainsi, Jean-Luc Nancy décentre le débat vers l'évolution de l'enseignant de philosophie du secondaire. Selon sa propre expérience d'élève dans les années 1950, les professeurs de philosophie étaient alors bien moins spécialisés en histoire de la philosophie et en métaphysique. Leur culture restait très imprégnée de la psychologie de Pradines ou de Piaget. L'ouverture aux Allemands, au marxisme, à Sartre ou même au structuralisme aurait conduit à privilégier, selon l'expression de Dilberman, la « philosophie philosophante ».

Ne s'agit-il pas là aussi d'une « scolarisation » de la discipline, qui va assez dans le sens du rapport Bouveresse-Derrida, si du moins cette technicisation de la philosophie était maintenue dans des bornes plus raisonnables ? N'y a-t-il pas concurremment, comme les interventions l'ont assez illustré, une tendance à la maïeutique et au dialogue, au retour au concret, que Marx, Sartre, ou la phénoménologie ont inauguré, même sous des formes méconnaissables pour l'élève moyen ? Faut-il donc tourner la pédagogie vers la scolastique, voire la philosophie officielle, ou au contraire vers la praxis, voire le romantisme ? Il est pour le moins curieux que personne n'ait évoqué avant Jean-Luc Nancy les conclusions de Bouveresse et Derrida.

Tandis que les professeurs de lycée se rapprochent de ceux d'université, à l'inverse les étudiants se rapprochent des élèves de terminale, avec le handicap supplémentaire d'une culture historique très mal assimilée. Que faire, demande Jean-Luc Nancy, de ces gens qui ne font que de la philosophie et qui ne peuvent pourtant pas en faire ? On ne peut plus, à l'université en tout cas, tout ramener à la seule dimension réflexive et critique. Au lycée comme en faculté, l'exigence philosophique est battue en brèche par le « déséquilibre de la formation générale ». Au baccalauréat comme à l'agrégation, les candidats se révèlent incapables de lire les textes qui leur sont soumis, tant le registre de langue est étrange pour eux.

En province surtout, les meilleurs étudiants échappent à l'université. C'est la question même de la finalité de cette dernière qui est en jeu, ainsi que la division toute française entre cursus universitaire et la filière des grandes écoles. La formation en classe préparatoire est trop scolaire, tandis qu'elle est trop relâchée en université. C'est tout particulièrement l'année de maîtrise qui révèle « ce qui a été engagé dès la terminale et au-delà », en particulier un manque de « rhétorique au bon sens du terme ».

En réponse à une question de Béatrice Normand, Jean-Luc Nancy explique que la demande générale de philosophie ne se situe certes pas dans les lycées, en particulier les classes techniques, mais plutôt dans la société et l'entreprise, à la recherche de repères, ou d'un regard plus pratique ou humain, en tout cas moins technique, d'où l'apparition de consultants d'entreprise philosophes, ou encore de cabinets de philosophie. Parallèlement, la fuite vers l'enseignement amène des candidats nombreux aux concours. Les étudiants de philosophie ont augmenté de 50 % en première année à Strasbourg, ce qui est « monstrueusement trop ». L'optique est parfois de monnayer une licence de philosophie contre un poste d'infirmière.

Cela ne change rien au déséquilibre culturel à l'origine de la crise de l'enseignement de la discipline, d'autant que tout changement de programme ou d'exercices provoque le rejet de la profession, comme le montrent les réactions au rapport de Bouveresse et Derrida.

Conclusion

Il n'est finalement pas question de renoncer à l'exigence philosophique. Même si on en propose une image plus prosaïque et moins historique, tous insistent sur sa dimension critique et sa rigueur rationnelle. C'est faire passer cette exigence qui pose problème, en particulier au niveau de la langue. On ne peut plus espérer que l'élève franchisse facilement l'obstacle de l'étrangeté du discours philosophique, y compris sous ses aspects les plus superficiels. Il faut donc remettre en honneur la maïeutique, sans céder aux facilités d'une égalité fictive du maître et de l'élève. La multiplication des exercices ne doit surtout pas faire perdre de vue l'exigence de la philosophie, ni brouiller son identité, déjà bien difficile à apprécier.

Or, le professeur de philosophie ne peut pas s'appuyer sur un contenu au sens banal du terme. Sa démarche n'est pas non plus dans l'air du temps, elle ne s'insère pas réellement dans le prolongement de l'attitude naturelle. Si on part de l'opinion, ce ne peut être que pour la critiquer, voire pour lui faire dire ce qu'elle ne veut pas dire, à savoir identifier ses présupposés. Certes, le fossé entre opinion et culture philosophique est peut-être moins grand parfois, ce qui est finalement affirmé par N. Grataloup, surtout si on réduit la philosophie à ses aspects éthico-existentiels. Cependant, cette continuité, même dialectique, n'est-elle pas en grande partie mythique ? N'introduit-on pas dans l'interprétation des concepts qui ont pour origine le langage, ou la culture historique, mais pas la structure implicite du vécu de l'élève ? Au niveau élémentaire de l'élève, on ne peut tout de même pas procéder par variation éïdétique. Refuser toute scolastique semble peu praticable, prétendre que c'est l'élève qui trouve de lui-même ces instruments, par réflexion ou usage créateur de la langue, confine à la mystification. Il y a donc bien un certain saut, dont la maïeutique révèle la nécessité, mais qu'elle ne peut laisser faire à l'élève, conçu du moins comme vierge de tout savoir et ne disposant que de représentations. Quand c'est réellement le cas, le cours de philosophie mérite difficilement son nom.

Les aspects les plus scolaires ont au moins le mérite de conférer un cadre, voire un certain contenu historique au cours ; il n'est sans doute pas vrai que leur valeur s'arrête là. Interrogation et culture ne sont nullement antagonistes, il serait vain de se réjouir d'avoir des élèves tout naturels, même si cette naturalité paradoxale est celle de la société post-industrielle. Certes, personne ne l'a fait, tant les difficultés sont évidentes pour l'enseignant. Cette tentation n'existe-t-elle pas, cependant, dès lors qu'on s'imagine pouvoir tout tirer de l'élève, même dialectiquement, de son activité vivante, où sens et travail coïncident sans aucune médiation abstraite et technique, comme chez Bergson l'acte de voir produit l'organe de la vue ?

De fait, les élèves font spontanément de l'histoire de la philosophie, en recopiant force manuels, en général de façon totalement déplacée. Cela est peut-être lié à l'étrangeté pour eux du cours, ce qui les amène à vouloir reproduire cette étrangeté, ce décalage distingué. En ce sens, les détourner, non vers l'immédiateté, mais vers le questionnement vivant est effectivement la première chose. Ce questionnement ne deviendra pas pertinent indépendamment de toute culture historique. Selon Baranger, le plus difficile à obtenir, ce sont justement des devoirs problématisés. La culture est vite réduite par l'élève à un ensemble d'opinions diverses. L'élève sait bien poser des questions, mais pas des problèmes. Peut-on alors faire l'économie d'exemples, classiques ou non, philosophiques ou non, de problématiques, et lui demander de commencer par le plus difficile ? En réalité, on le guidera par la main dans cette élaboration, très fidèle en cela à Socrate et au Ménon.

Que le cours de philosophie ne produise pas des philosophes en une seule année n'est pas étonnant. En conclure que le travail de l'enseignant a été vain ne s'impose pas, comme le montrent peut-être les souvenirs et les regrets des anciens élèves. Malgré le « fléau endémique » du baccalauréat, selon l'expression d'Antoine Augustin Cournot reprise par le GREPH, il en reste sans doute une certaine distance, parfois pensée, vis-à-vis des marchands d'évidence.

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