Peuple déicide

Peuple déicide
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Le peuple déicide est une expression chrétienne désignant autrefois le peuple juif, en opposition avec le peuple de Dieu, qui est le nom donné à l'Église. Le terme de « déicide » signifie le « meurtre de Dieu », c'est-à-dire la crucifixion de Jésus-Christ selon le point de vue chrétien.

Parmi les formulations classiques, revenait l'idée que « le déicide est sur le peuple d'Israël ». La notion de peuple juif « meurtrier du Christ », et donc « meurtrier de Dieu », est demeurée une constante dans de nombreux sermons durant des siècles. Elle constitue l'un des fondements historiques de l'antijudaïsme chrétien. Pour Jules Isaac, elle fait partie des « mythes tendancieux » du christianisme : « le mythe de Jésus méconnu [...] et finalement crucifié par le peuple juif réfractaire et aveugle, d'où s'ensuit le terrifiant mythe – à lui seul plus meurtrier que tous les autres – du crime de "déicide"[1] ».

Sommaire

L'accusation de déicide

Le corpus patristique

L'accusation de déicide, exprimée en d'autres termes, remonte au moins au IIe siècle, avec Justin de Naplouse. Celui-ci écrit dans son Dialogue avec Tryphon (133, 3), en s'adressant aux Juifs :

« Maintenant encore, en vérité, votre main est levée pour le mal ; car, après avoir tué le Christ, vous n’en avez pas même le repentir ; vous nous haïssez, nous qui par lui croyons au Dieu et Père de l’univers, vous nous mettez à mort chaque fois que vous en obtenez le pouvoir ; sans cesse vous blasphémez contre lui et ses disciples, et cependant tous nous prions pour vous et tous les hommes sans exception. »

Méliton de Sardes tient des propos similaires dans son Homélie de Pâques :

« Qu’as-tu fait, Israël ? Tu as tué ton Seigneur, au cours de la grande fête. Écoutez, ô vous, les descendants des nations, et voyez. Le Souverain est outragé. Dieu est assassiné par la main d’Israël. »

La notion de « peuple déicide » s'appuie sur plusieurs passages du Nouveau Testament, notamment dans les Épîtres de Paul. Elle est reprise et développée par Augustin d'Hippone, Jean Chrysostome (auteur de l'Adversus Judaeos) ainsi que Pierre Chrysologue[2], entre autres : les Juifs seraient les « meurtriers de Dieu » car ils porteraient la culpabilité de la crucifixion. Cette expression n'apparut que rarement dans les textes théologiques et resta sous-entendue dans la liturgie catholique. Bernhard Blumenkranz relève d'ailleurs que, « d’une manière générale, les morceaux liturgiques à caractère antijuif prononcé resteront toujours rares » dans l’histoire de l’Église[3]. L'accusation elle-même fut contredite par le concile de Trente, mais réapparut dans nombre d'écrits et d'homélies jusqu'au concile Vatican II.

Les sources néotestamentaires

Les Évangiles synoptiques, dont Mt 27 ou Mc 16, montrent Jésus-Christ conspué par la foule tandis que Ponce Pilate propose au peuple le choix de gracier Barabbas ou Jésus. La foule choisit Barabbas, ce qui fait reposer sur les Juifs la responsabilité de la crucifixion. Par la suite, ce récit a été largement utilisé à des fins antisémites[4].

Le Nouveau Testament fournit d'autres exemples dans la première épître aux Thessaloniciens (1 Th 14-16), ainsi que dans l'épître aux Romains (9-10). Dans les Actes des Apôtres (5:27-39), les disciples du Christ comparaissent devant le Sanhédrin :

« Le grand-prêtre les interrogea : "Nous vous avions formellement interdit d'enseigner en ce nom-là. Or voici que vous avez rempli Jérusalem de votre doctrine ! Vous voulez ainsi faire retomber sur nous le sang de cet homme-là !" Pierre répondit alors, avec les apôtres : "Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. Le Dieu de nos pères a ressuscité ce Jésus que vous, vous aviez fait mourir en le suspendant au gibet". »

Daniel Marguerat constate un « intéressant changement de vocabulaire entre le début et la fin du récit » des Actes des Apôtres. Les premiers chapitres soulignent l'écoute et l'harmonie qui régnaient autour de la première communauté groupée autour des apôtres. « Le terme « juif », quasi absent des huit premiers chapitres, est utilisé en rafale dès le chapitre 13 (concile de Jérusalem), et doté d'une connotation toujours plus négative »[5].

Des origines au concile de Trente

L'expansion de l'antijudaïsme

Le mot « déicide » ou des formules synonymes[6] sont restés en usage à l'intérieur du christianisme pendant des siècles.

Lors de l'office des Ténèbres du Vendredi saint, les Impropères ont repris les accusations d'Augustin d'Hippone à l'égard des Juifs, extraites de son Commentaire sur les Psaumes : « Que les Juifs ne disent pas : Nous n'avons pas tué le Christ[7]. »

À partir du VIIe siècle, l'oraison Oremus et pro perfidis Judaeis (« Prions aussi pour les Juifs perfides ») s'ajoute à ce que Jules Isaac a appelé l'enseignement du mépris. Cependant, la perfidia judaica dont parle ce texte a trait au supposé « aveuglement » du peuple juif, qui n'a pas reconnu le Christ. Elle ne sous-entend pas l'accusation de « déicide ». Dans la pratique, ces deux thèmes se sont toutefois confondus, et le Vendredi saint a longtemps été synonyme d'agressions contre les Juifs, voire de massacres. Les pogroms en Russie, en Pologne et ailleurs étaient traditionnellement liés au Vendredi saint.

D'autre part, l'historienne Sylvia Schein souligne l'influence de l'antisémitisme franciscain à partir du XIVe siècle. C'est en 1342 que cet ordre, arrivé à Jérusalem dès 1220[8], reçoit définitivement la Custodie de Terre sainte : autrement dit, les Franciscains deviennent les gardiens officiels des lieux saints du christianisme. Selon Sylvia Schein, ils propagent auprès des pèlerins le thème du peuple juif « assassin du Christ », ce qui contribue à maintenir l'antisémitisme à travers l'Europe[9]. Cette propagande, « systématique » d'après Sylvia Schein, vise notamment à empêcher le retour des Juifs en Terre d'Israël, même si, sur place, les rapports entre Juifs et Franciscains sont peu conflictuels[10].

Pendant tout le Moyen Âge, et par les mêmes canaux de propagande, le thème du « peuple déicide » se renforce d'un mythe analogue, celui des prétendues profanations d'hosties, qui démultiplie l'allégation initiale.

Le concile de Trente

Pour sa part, le catéchisme du concile de Trente (1566) ne porte aucune accusation de « déicide » à l'encontre des Juifs, bien au contraire. La crucifixion, selon le concile, a pour cause l'ensemble des péchés de tous les hommes depuis le péché originel jusqu'à la fin des temps.

« Il faut ensuite exposer les causes de la Passion, afin de rendre plus frappantes encore la grandeur et la force de l'amour de Dieu pour nous. Or, si l'on veut chercher le motif qui porta le Fils de Dieu à subir une si douloureuse Passion, on trouvera que ce furent, outre la faute héréditaire de nos premiers parents, les péchés et les crimes que les hommes ont commis depuis le commencement du monde jusqu'à ce jour, ceux qu'ils commettront encore jusqu'à la consommation des siècles [...]. Les pécheurs eux-mêmes furent les auteurs et comme les instruments de toutes les peines qu'il endura. »

Le catéchisme du concile de Trente précise (1re partie, chapitre 5, § 3) :

« Nous devons donc regarder comme coupables de cette horrible faute, ceux qui continuent à retomber dans leurs péchés. Puisque ce sont nos crimes qui ont fait subir à Notre-Seigneur Jésus-Christ le supplice de la Croix, à coup sûr, ceux qui se plongent dans les désordres et dans le mal crucifient de nouveau dans leur cœur, autant qu’il est en eux, le Fils de Dieu par leurs péchés, et Le couvrent de confusion. Et il faut le reconnaître, notre crime à nous dans ce cas est plus grand que celui des Juifs. Car eux, au témoignage de l’Apôtre, s’ils avaient connu le Roi de gloire, ils ne L’auraient jamais crucifié. Nous, au contraire, nous faisons profession de Le connaître. Et lorsque nous Le renions par nos actes, nous portons en quelque sorte sur Lui nos mains déicides. »

Du XIXe au XXIe siècle

XIXe siècle

Au XIXe siècle, l'expression de « peuple déicide » désignant le peuple juif apparaît dans la littérature, par exemple dans les Harmonies de Lamartine, puis est réutilisée par de multiples textes antisémites, notamment la presse catholique de combat comme La Croix avant et pendant l'affaire Dreyfus.

Le concile Vatican II

Sur la non-responsabilité du peuple juif dans la crucifixion, le concile Vatican II s'inscrit dans la lignée du concile de Trente, tout comme il sera repris par le catéchisme officiel de 1992. Une version préparatoire de la déclaration Nostra Ætate (1965) prévoyait d'indiquer dans son alinéa 7 « ... que jamais le peuple juif ne soit présenté comme une nation réprouvée ou maudite ou coupable de déicide... ». Cette mention a été supprimée dans la version finale.

La quatrième partie de Nostra Ætate, consacrée au judaïsme, inclut le passage suivant :

« Encore que des autorités juives, avec leurs partisans, aient poussé à la mort du Christ), ce qui a été commis durant sa Passion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les Juifs vivant alors, ni aux Juifs de notre temps. S'il est vrai que l'Église est le nouveau peuple de Dieu, les Juifs ne doivent pas, pour autant, être présentés comme réprouvés par Dieu ni maudits, comme si cela découlait de la Sainte Écriture. Que tous donc aient soin, dans la catéchèse et la prédication de la parole de Dieu, de n'enseigner quoi que ce soit qui ne soit conforme à la vérité de l'Évangile et à l'esprit du Christ. »

La déclaration mentionne une fois l'expression « peuple juif » : « Elle [l'Église] rappelle aussi que les apôtres, fondements et colonnes de l'Église sont nés du peuple juif, ainsi qu'un grand nombre des premiers disciples qui annoncèrent au monde l'Évangile du Christ. »

Le catéchisme de l'Église catholique

Le catéchisme de l'Église catholique promulgué en 1992 réaffirme que les Juifs ne sont pas responsables de la mort de Jésus[11] et reprend l'argument du concile de Trente sur l'« ignorance » du peuple juif :

« En tenant compte de la complexité historique du procès de Jésus manifestée dans les récits évangéliques, et quel que puisse être le péché personnel des acteurs du procès (Judas, le Sanhédrin, Pilate) que seul Dieu connaît, on ne peut en attribuer la responsabilité à l'ensemble des Juifs de Jérusalem, malgré les cris d'une foule manipulée et les reproches globaux contenus dans les appels à la conversion après la Pentecôte. Jésus Lui-même en pardonnant sur la Croix et Pierre à sa suite ont fait droit "à l'ignorance" (Ac 3:17) des Juifs de Jérusalem et même de leurs chefs. »

Notes et références

  1. Jules Isaac, Genèse de l'antisémitisme, Agora/Pocket, 1985, p. 157.
  2. Pierre Chrysologue emploie le substantif latin deicida à propos des Juifs dans son Sermon 172. Il est également l'auteur de plusieurs homélies sur la parabole du Fils prodigue où revient le thème de la « cruelle jalousie » du peuple juif.
  3. Bernhard Blumenkranz, Juifs et chrétiens dans le monde occidental, 430-1096, Peeters, Paris-Louvain, 2006, p. 91-92 [extraits en ligne].
  4. Hyam Maccoby, L'Exécuteur sacré, Cerf, 1982, p. 184-187 .
  5. Daniel Marguerat. Le Déchirement : Juifs et chrétiens au premier siècle. Page 167.
  6. Par exemple en grec, θεοκτόνος, theoktonos, « meurtrier de Dieu ».
  7. Sixième Leçon de l'office des Ténèbres, commentaire du Psaume 63 sqq.
  8. L'ordre des Franciscains a été fondé en 1209.
  9. Cathedra for the History of Eretz Israel and Its Yishuv Jérusalem, n° 19, 1981, Recension en ligne.
  10. Revue des études juives, vol. 141, n° 3-4, 1982, Recension en ligne.
  11. Catéchisme de l'Église catholique, n° 597.

Bibliographie

Annexes

Articles connexes

Liens externes


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