Soulèvement d'Août

Soulèvement d'Août
Soulèvement d’Août
Kakutsa shepitsulebi.jpg
« Serment de Fidélité » (შეფიცულები)
Informations générales
Date 28 août - 5 septembre 1924
Lieu RSS de Géorgie
Casus belli Révolte des rebelles anti-soviétiques
Issue Victoire soviétique
Belligérants
DAMKOM
Différents groupes insurgés
Flag of the Soviet Union (1923-1955).svg Union soviétique
Commandants
Spiridon Tchavtchavadze
Kakoutsa Tcholokachvili
Iason Djavakhichvili
Mikheïl Djavakhichvili
Kote Andronikachvili
Mikheïl Lachkarachvili
Svimon Tsereteli
Eko Tsereteli
Sergo Matitaïchvili
Avtandil Ourochadze
Nikoloz Ketskhoveli
Evguen Gvaladze
Joseph Staline
Grigory Ordjonikidze
Semion Pougatchev
Solomon Moguilevski
Levan Gogoberidze
Lavrenti Beria
Chalva Tsereteli
Pertes
3 000-3 500 morts au combat
10 000-12 000 exécutés
Inconnues

Le soulèvement d’Août (en géorgien : აგვისტოს აჯანყება, agvist’os adjanqeba) est une insurrection infructueuse contre la domination soviétique en République socialiste soviétique de Géorgie se déroulant de fin août à début septembre 1924.

Ayant pour but la restauration de l’indépendance de la Géorgie vis-à-vis de l’Union soviétique, le soulèvement est mené par le « Comité pour l’indépendance de la Géorgie » (DAMKOM), un groupe d’organisations politiques anti-soviétiques présidé par le Parti social-démocrate (Mencheviks géorgiens). La révolte est la culmination d’un combat de trois ans contre le régime bolchevik établi par l’Armée rouge de la Russie soviétique lors de sa campagne militaire contre la République démocratique de Géorgie au début de 1921. L’insurrection est étouffée par l’Armée rouge et les troupes de la Tchéka opérant sous les ordres de Joseph Staline et Grigori Ordjonikidze[1] et est suivie par une vague de répressions massives durant lesquelles plusieurs milliers de citoyens géorgiens sont éliminés. Le soulèvement d’Août se révèle être l’une des dernières rébellions majeures contre le jeune gouvernement soviétique et sa défaite marque l’établissement final de la domination soviétique en Géorgie.

Sommaire

Contexte

La Géorgie est proclamée république socialiste soviétique le 25 février 1921 après la prise de Tiflis (Tbilissi), la capitale de la Géorgie, par l'Armée rouge, qui force le gouvernement de la république démocratique de Géorgie à l'exil.

Toutefois, la loyauté du nouveau régime se révèle ne pas être obtenue facilement. Durant les trois premières années de leur domination, les Bolcheviks ne parviennent à recruter que moins de 10 000 personnes dans leur parti, alors que les Mencheviks apprécient toujours une popularité importante en Géorgie, comptant plus de 60 000 membres dans leurs organisations. L'indépendance de 1918-1921, même si éphémère, a joué un rôle crucial pour le réveil national de la Géorgie, gagnant un grand soutien populaire en faveur du parti menchevik. Une soviétisation forcée et les sentiments à propos des réarrangements des frontières nationales à cause desquels la Géorgie perd une importante portion de ses territoires pré-soviétiques au profit de la Turquie, de l'Arménie, de l'Azerbaïdjan et de la Russie participent à la naissance d'une opposition répandue envers le nouveau régime. Le nouveau gouvernement bolchevik, dirigé par le Revkom (Comité révolutionnaire) géorgien, jouit d'un si insignifiant soutien parmi la population qu'il doit envisager de se préparer à faire face à une insurrection ou même une guerre civile[2]. Les bolcheviks avaient limité leurs rapports avec la paysannerie géorgienne, qui est majoritairement opposée à la collectivisation et mécontente du manque de terres libres et des troubles économiques. La situation dans le pays est en outre aggravée par un début de famine et l'apparition d'une épidémie de choléra dans plusieurs régions géorgiennes durant l'été 1921, causant plusieurs milliers de victimes. Le manque désespéré de nourriture et la disparition des services médicaux se traduisent par un haut taux de mortalité, le Catholicos-Patriarche Léonide faisant partie des morts de cette période[3]. La hautement politisée classe travailleuse de Géorgie, avec ses sévères problèmes économiques, est également hostile au nouveau régime, tout comme l'intelligentsia nationale et la noblesse qui avaient juré allégeance à la république menchevik. Une transition retardée de la domination du Revkom vers le système des Soviets, la subordination des organisations de travailleurs et des syndicats de commerce à des comités du parti bolcheviks et la politique de centralisation de Moscou créent un mécontentement même parmi les travailleurs multi-ethniques de Tiflis qui étaient pourtant le groupe le plus sympathisant avec les doctrines communistes[3].

Le mécontentement public au sein de la société géorgienne est indirectement réfléchi par un conflit au sein même des bolcheviks sur les moyens à utiliser pour que la transformation sociale et politique soit achevée en Géorgie. Les partisans de la ligne dure dirigés par Grigory Ordjonikidze, chef du Comité régional transcaucasien (Zaïkkraïkom) du parti communiste russe, et Joseph Staline, Commissaire du Peuple pour les Nationalités de la RSFS de Russie, lancent une série de mesures visant à l'élimination des derniers restes de l'autonomie suprême de Géorgie. Ils étaient opposés à un groupe de bolcheviks géorgiens décrits par leurs opposants comme des « déviationnistes nationalistes » et menés par Philippe Makharadze et Boudou Mdivani, qui étaient pour une tolérance envers l'opposition menchevik, une plus grande démocratie au sein du parti, une approche modérée envers les réformes terriennes et, plus que tout, une plus grande autonomie vis-à-vis de Moscou, s'opposant obstinément au projet de Staline d'unifier les trois républiques transcaucasiennes économiquement et politiquement. La crise, connue sous le nom d'« Affaire géorgienne », dure jusqu'à la fin de 1922 et s'achève avec la victoire des partisans. En résultat, la Géorgie est unie de force avec les républiques arménienne et azerbaïdjanaise pour former la RSFS de Transcaucasie, une décision qui balaie la fierté nationale géorgienne. Avec la défaite des « déviationnistes nationalistes », la politique des bolcheviks devient de plus en plus agressive ; toute forme d'opposition est sévèrement étouffée ; les partis gardant un statut légal sont forcés d'annoncer leur dissolution et déclarent leur loyauté officielle aux autorités soviétiques entre avril 1922 et octobre 1923. Ceux continuant à opérer doivent le faire secrètement[4]. L'Église orthodoxe géorgienne est également persécutée ; plus de 1 500 églises et monastères sont fermés ou démolis[5] et plusieurs clercs sont mis en prison, dont le Catholicos-Patriarche Ambrose qui est arrêté pour avoir essayé d'envoyer une lettre de protestation à la Conférence de Gênes de 1922 dans laquelle il décrit les conditions sous lesquelles vie la Géorgie depuis l'invasion de l'Armée rouge et supplie l'« aide du monde civilisé »[6].

Préparations

Le prince Kote Andronikachvili, président du Damkom (1923-1924).

Lors de l'invasion de l'Armée rouge, une partie des forces géorgiennes vaincues se retirent dans les montagnes et s'organisent en plusieurs petits groupes partisans. De 1921 à 1922, des guérillas éclatent dans certaines régions de Géorgie. En mai 1921, les hauteurs de Svanétie (nord-ouest de la Géorgie), dirigées par Mosestro Dadechkeliani, Nestor Gardapkhadze et Bidzina Pirveli se lèvent en rébellion ; après une résistance de six mois, la révolte est étouffée et ses chefs sont éliminés. Au début de 1922, une rébellion contre le pouvoir soviétique éclate en Khevsoureti, une autre région montagneuse, mais au nord-est du pays ; les troupes soviétiques, utilisant l'aviation, parviennent à empêcher la révolte de se répandre, sans pouvoir la vaincre entièrement. Le Colonel Kakoutsa Tcholokachvili, qui menait la révolte, parvient à se réfugier en Tchétchénie voisine et lance plusieurs incursions en Géorgie, empêchant les Bolcheviks de gagner un bastion dans les montagnes de Géorgie orientale. Le chef de milice local Levan Razikachvili est arrêté et plus tard exécuté pour avoir aidé la rébellion.

Toutefois, ces révoltes ne sont que locales et spontanées et n'attirent guère de larges masses. Entre 1922 et 1923, 33 des 57 milices de guérillas actives sont désintégrées ou se rendent aux autorités soviétiques. La situation déplorable de l'opposition anti-soviétique force les plus importants groupes secrets à rechercher une plus proche coopération. Les négociations se déroulent toutefois lentement et ce n'est pas avant la moitié de 1922 que les Mencheviks arrivent à un accord avec leurs anciens rivaux (les nationaux-démocrates) et d'autres groupes politiques pour coordonner leurs efforts contre les Bolcheviks. Bientôt, les partis d'opposition s'unifient au sein d'un mouvement secret connu sous le nom de Comité pour l'indépendance de la Géorgie ou « Damkom » (abrégé de damooukideblobis komiteti, « Comité pour l'indépendance »). Soutenu par le gouvernement géorgien en exil, le Damkom commence à se préparer pour un soulèvement général en Géorgie. L'organisation met en place un « Centre militaire » et nomme le Général Spiridon Tchavtchavadze comme commandant en chef de toutes les forces rebelles. Plusieurs membres de l'ancien gouvernement menchevik reviennent clandestinement d'exil, dont l'ancien ministre de l'Agriculture Noe Khomeriki et l'ancien commandant de la Garde nationale Valiko Djougheli. Les organisateurs, encouragés par les émigrants géorgiens d'Europe, ont toujours l'espoir d'une aide des pouvoirs occidentaux. Ils espèrent également qu'une révolte géorgienne pousserait à la rébellion d'autres peuples caucasiens, mais les négociations secrètes avec les nationalistes arméniens et azerbaïdjanais s'achèvent sans résultat et des pourparlers encore plus engagés avec le chef musulman tchétchène Ali Mitaïev sont finalement avortés en raison des arrestations massives et des répressions au Nord-Caucase.

La branche géorgienne de la police soviétique secrète, la Tcheka[7], avec le récemment nommé député-chef Lavrenti Beria jouant un rôle majeur, parvient à pénétrer l'organisation et mène des arrestations massives. L'éminent activiste menchevik David Saguirachvili est arrêté, puis déporté en Allemagne en octobre 1922 avec 62 autres mencheviks[8]. Une lourde perte affaiblit l'opposition géorgienne en février 1923 lorsque quinze membres du Centre militaire sont arrêtés. Parmi ceux-ci, se trouvent les principaux chefs du mouvement de résistance dont les Généraux Kote Abkhazi, Alexandre Andronikachvili et Varden Tsouloukidze ; ils sont tous exécutés le 19 mai 1923[6]. En mars 1923, la Tcheka découvre une imprimerie menchevik secrète et arrête plusieurs opposants[8]. Les chefs mencheviks Noe Khomeriki, Benia Tchkhikvichvili et Valiko Djougheli tombent à leur tour dans les mains de la Tcheka, respectivement les 9 novembre 1923, 25 juillet 1924 et 6 août 1924.

En ces circonstances, certains Géorgiens doutent du succès de l'éventuel soulèvement. Le chef rebelle capturé Djougheli demande alors aux dirigeants de la Tcheka de l'autoriser à aller informer ses camarades sur la découverte de leurs plans et de leur conseiller d'abandonner la révolte projetée, mais la Tcheka refuse[9]. Le message de Djougheli parvient tout de même aux rebelles, mais les conspirateurs décident que ce message pourrait être une provocation tchékiste et continuent à élaborer leurs plans de soulèvement.

Il y a plusieurs indications prouvant que le renseignement soviétique a été, à un certain niveau, impliqué dans la provocation du soulèvement. La Tcheka, employant des agents secrets dans les cercles socialistes locaux, est très informée de la conspiration et du mécontentement populaire envers la domination bolchevique. Instruit par Staline et Ordjonikidze, Beria et son supérieur Kvantaliani encouragent de fait la rébellion, dans le but de trouver un prétexte à l'élimination de toute opposition politique et à atteindre des buts personnels contre leurs anciens rivaux de Géorgie[9],[10].

Révolte et réaction

Le colonel Kakoutsa Tcholokachvili, chef de guérilla, durant la rébellion.

Le 18 août 1924, le Damkom lance ses plans pour une insurrection générale prévue le 29 août à 02:00. Le plan d'un soulèvement simultané échoue toutefois et, en raison de certains malentendus, la ville minière de Tchiatoura (Géorgie occidentale) entre en rébellion un jour plus tôt que la date prévue, le 28 août. Cela permet au gouvernement soviétique de mettre toutes les forces libres de la région en alerte. Mais les insurgés obtiennent au début un succès considérable et forment un gouvernement intérimaire de Géorgie, présidé par le prince Guiorgui Tsereteli. Le soulèvement se propage rapidement aux régions voisines et une large portion de la Géorgie occidentale et plusieurs districts de Géorgie orientale se libèrent du contrôle soviétique.

Le succès du soulèvement est toutefois éphémère. Même si l'insurrection va au-delà des anticipations de la Tcheka, la réaction des autorités soviétiques reste prompte. Staline dissipe tout doute à Moscou sur l'importance du désordre en Géorgie grâce à un seul mot : « Kronstadt », en référence à la Révolte de Kronstadt, une grande mais infructueuse mutinerie de marins soviétiques en 1921. Des troupes additionnelles de l'Armée rouge, sous le commandement général de Semion Pougatchev, sont rapidement envoyées au combat et les côtes de la Géorgie sont bloquées pour empêcher un débarquement de groupes d'émigrés géorgiens. Des détachements de l'Armée rouge et de la Tcheka attaquent les premières villes insurgées de Géorgie occidentale (Tchiatoura, Senaki, Abacha) dès le 29 août et parviennent à forcer les rebelles à se replier dans les forêts et les montagnes dès le 30 août. Les forces de l'Armée rouge emploient de l'artillerie et l'aviation pour combattre les guérillas qui continuent à offrir une résistance, notamment dans la province de Gourie, province natale de plusieurs chefs mencheviks géorgiens et donc majoritairement déloyaux à la domination soviétique. Tiflis, Batoumi et quelques grandes villes où les Bolcheviks apprécient une plus grande autorité, restent silencieuses, tout comme l'Abkhazie et les territoires majoritairement habités par des minorités ethniques[11].

À la suite du revers dont souffrent les insurgés à l'ouest, l'épicentre de la révolte se déplace en Géorgie orientale où, le 29 août, une importante force rebelle commandée par le Colonel Tcholokachvili attaque la base de l'Armée rouge à Manglissi, aux approches sud-ouest de Tiflis, mais est repoussée par les troupes soviétiques qui avaient lourdement fortifié toutes les positions stratégiques au sein et autour de la capitale. Les renforts échouent et les forces de Tcholokachvili sont laissées isolées, ce qui les force à se retirer à l'est en Kakhétie. Le 3 septembre, Tcholokachvili fait sa dernière tentative désespérée de retourner la chance en faveur de son camp et prend la ville de Doucheti lors d'une attaque surprise. Toutefois, il ne peut pas contenir une contre-offensive de l'Armée rouge et se retire dans les montagnes. La suppression de la rébellion est accompagnée par un déclenchement de Terreur rouge « sans précédent, mais aux moments les plus tragiques de la révolution », comme le dit l'auteur français Boris Souvarine[10]. La résistance militaire dispersée continue pendant plusieurs semaines mais, dès la moitié du mois de septembre, la majorité des principaux groupes rebelles sont détruits.

Le 4 septembre, la Tcheka découvre la base des rebelles au monastère de Chio-Mgvime, près de la ville de Mtskheta, et arrête le prince Andronikachvili (président du Damkom) et ses associés, Djavakhichvili, Ichkhneli, Djinoria et Botchorichvili. Le même jour, Lavrenti Beria rencontre les opposants arrêtés à Tiflis et fait une proposition de déclaration appelant les partisans à poser leurs armes. Les membres du comité, en captivité et faisant face à la mort eux-mêmes, acceptent la proposition avec la condition qu'un ordre d'interruption des exécutions massives soit émis immédiatement. Beria accepte à son tour et les rebelles signent la déclaration dans le but de mettre un terme à l'effusion de sang[12].

L'officier de sécurité Lavrenti Beria accède au pouvoir suite à son rôle dans la défaite de la révolte.

Toutefois, les persécutions ne s'arrêtent pas là. En violation de la promesse faite par Beria aux chefs opposants arrêtés, des arrestations et exécutions massives continuent. La tête politique des opérations anti-révolte est menée par le chef de la Guépéou géorgienne, Solomon Moguilevski[13], et les répressions sont largement supportées par le Comité central transcaucasien[14]. Staline lui-même est cité comme avoir dit que « toute la Géorgie doit être écrasée »[15].

Dans une série de raids, les détachements de l'Armée rouge et de la Tcheka ont tué des milliers de civils, exterminant des familles entières, dont les femmes et les enfants[12],[16]. Des exécutions de masse se produisent dans les prisons[17], où les gens sont tués sans procès, même ceux qui se trouvaient en prison lors de la rébellion[18]. Des centaines d'arrêtés sont directement abattus dans les coffres de wagons, pour que les corps soient retirés plus facilement, une nouvelle et efficace tactique inventée par l'officier de la Tcheka Talakhadze[19].

Le nombre exact des victimes des purges reste inconnu. Approximativement 3 000 combattants meurent au combat[20]. Le nombre de ceux exécutés durant ou immédiatement après le soulèvement s'élève à 7 000-10 000 individus[21],[16] (peut-être plus). D'après les plus récents témoignages inclus dans Le livre noir du communisme (Harvard University Press, 1999), 12 578 personnes sont mis à mort entre le 29 août et le 5 septembre 1924. Environ 20 000 personnes sont déportés en Sibérie et dans les déserts d'Asie centrale[21],[16].

Conséquences

Les rapports sur l'étendue des répressions causent un cri d'horreur parmi les socialistes étrangers. Les dirigeants de la Seconde Internationale envoient une résolution au Société des nations condamnant le gouvernement soviétique, mais ne parviennent à aucun résultat efficace. Clara Zetkin, une influente social-démocrate allemande, tente alors de contre-attaquer la publicité négative et visite Tiflis, avant d'écrire un tract sur la Géorgie, dans lequel elle prétend que seules 320 personnes ont été abattues[8]. Malgré tout, la colère du public résulte en désagréables répercussions pour le gouvernement central à Moscou, pressant le Politburo à constituer une commission spéciale, menée par Ordjonikidze, pour enquêter les causes du soulèvement et les activités de la Tcheka durant son élimination. En octobre 1924, suite à la publication du rapport de la commission, certains membres de la Tcheka géorgienne sont purgés en tant qu'« éléments douteux » qui sont probablement offerts comme boucs-émissaires des atrocités[22]. Ordjonikidze lui-même admet avant une rencontre du Comité central à Moscou en octobre 1924 que « nous sommes allés peut-être un peu trop loin, mais nous ne pouvions pas nous contrôler ». Le 7 octobre 1924, l'administration soviétique (Sovnarkom ; « Conseil des commissaires du peuple ») de Géorgie déclare une amnistie à tous les participants de la révolte qui se rendraient volontairement. Au début de mars 1925, le président du Comité exécutif de toute l'Union, Mikhaïl Kalinine, arrive en Géorgie et appelle à une amnistie aux participants de l'insurrection d'août 1924 et à une suspension des persécutions religieuses. En conséquence, la mainmise de la Tcheka sur la Géorgie est relativement apaisée (par exemple, le Catholicos-Patriarche Ambrose et les membres du Conseil patriarcal sont relâchés), une pacification militaire est complétée et une apparition de normalité retourne au pays, mais les Géorgiens ont grandement souffert, créant un choc dont ils ne seront jamais capables de se remettre entièrement. Le soulèvement se révèle être le dernier effort des Géorgiens pour renvoyer le régime bolchevik et regagner leur indépendance[16]. La plus active partie de la société géorgienne pro-indépendance, incluant la noblesse, les officiers militaires et les élites intellectuelles, est totalement exterminée. Seuls quelques survivants, tels que Tcholokachvili, Lachkarachvili et quelques-uns de leurs associés parviennent à se réfugier à l'étranger[23]. L'émigré géorgien Irakli Tsereteli considère l'événement comme désastreux pour le futur de la démocratie sociale, tout comme pour celui de la Géorgie[21],[24]. L'échec du soulèvement et les répressions policières intensifiées qui suivent déciment l'organisation menchevik en Géorgie et celle-ci n'est plus une menace pour les bolcheviks. Toutefois, Beria et ses collègues continuent à utiliser le « danger menchevik » pour des persécutions en Géorgie. Entre 1925 et 1926, au moins 500 socialistes sont abattus sans procès[25].

Le soulèvement est également exploité comme un prétexte pour déranger l'université de Tiflis, qui est vue par les bolcheviks comme un abri du nationalisme géorgien. Malgré le fait que plusieurs importants académiciens qui soutenaient ou même participaient au mouvement anti-soviétique se sont écartés eux-mêmes de l'idée d'une révolte armée et sont allés jusqu'à la dénoncer dans une déclaration spéciale, l'université est purgée de ses éléments douteux et placée sous contrôle du parti communiste. Des changements substantiels sont faits à sa structure, son curriculum et son personnel, dont le limogeage du recteur Ivane Djavakhichvili, un fameux historien[24].

D'un autre côté, les événements en Géorgie ont démontré la nécessité pour de plus grandes concessions à la paysannerie ; Staline déclare que le soulèvement d'août 1924 en Géorgie a été accompagné d'un mécontentement parmi les paysans et appelle le parti à les concilier. Il admet que « ce qui s'est passé en Géorgie peut se produire à travers la Russie, excepté si nous faisons un changement complet de notre attitude envers la paysannerie » et place la responsabilité des erreurs commises à des dignitaires subordonnés. Viatcheslav Molotov, un influent membre du Politburo, déclare de sa part : « la Géorgie présente un exemple saisissant sur la brèche ente le parti et la masse de la paysannerie du pays ». En conséquence, le parti communiste géorgien choisit temporairement d'utiliser une méthode de persuasion pacifique plutôt qu'une coercition armée pour étendre son influence sur la masse paysanne et de modérer les tentatives de renforcer la collectivisation[26]. L'extension des réformes terriennes radicales et de la liberté relative accordée aux paysans réduit l'hostilité de ceux-ci envers le nouveau régime[27]. Même si les derniers attributs de la souveraineté économique et politique de la Géorgie, principes que les mencheviks et les « communistes nationalistes » avaient défendus, sont éliminés, la victoire finale du pouvoir soviétique en Géorgie est accompagnée d'une croissance économique modérée, assurant une stabilité relative dans le pays. Un autre facteur important de la diminution de l'opposition aux bolcheviks, particulièrement venant de l'intelligentsia, est la politique de « nativisation » persuadé par le gouvernement soviétique dans les années 1920 ; l'art, la langue et l'éducation géorgienne sont promus ; l'extension de l'alphabétisation est supportée et le rôle des Géorgiens ethniques dans les institutions culturelles et administratives est revalorisé[27].

Héritage

Dans l'Union soviétique, le soulèvement d'Août reste un sujet tabou et rarement mentionné, si ce n'est dans son contenu idéologique. Utilisant son contrôle sur l'éducation et les médias, la machine de propagande soviétique dénonce la rébellion géorgienne comme une « aventure sanglante initiée par les mencheviks et d'autres forces réactionnaires qui sont parvenus à impliquer dans celle-ci une petite et sous-éduquée partie de la population »[28]. Avec une nouvelle vague de mouvements indépendantistes se propageant à travers la Géorgie dans les années 1980, les combattants anti-soviétiques de 1924 émergent comme un important symbole du patriotisme géorgien et de la résistance nationale à la domination soviétique, particulièrement le dirigeant des partisans Kakoutsa Tcholokachvili. Le processus de « réhabilitation » (exonération) des victimes des répressions des années 1920 commence sous la politique de Glasnost (« publicité des débats ») de Gorbatchev et se termine avec le décret du 25 mai 1992 proclamé par le Conseil d'État de la République de Géorgie présidé par Edouard Chevardnadze[29]. En connexion avec l'ouverture du musée de l'Occupation soviétique en mai 2006, des réserves d'archives sont rendues publiques par le ministère de l'Intérieur de Géorgie, qui a récemment commencé à publier la liste des noms des victimes des purges de 1924 avec d'autres documents de l'ère soviétique secrètement archivés[30].

Annexes

Références

  1. Anton Ciliga, Au pays du mensonge déconcertant, 1938.
  2. Knight, p. 26.
  3. a et b Lang, p. 238
  4. Nodia et Scholtbach, p. 93
  5. Sourgouladze, p. 253
  6. a et b Lang, p. 241
  7. Un important nombre des membres de celle-ci sont arrivés avec la 11e Armée rouge, conquérante de la Géorgie, qui avait été dissoute en juin 1921 (Knight, p. 30).
  8. a, b et c Knight, p. 237
  9. a et b Knight, p. 32
  10. a et b Souvarine, p. 372
  11. Suny, p. 223
  12. a et b Knight, p. 33
  13. Moguilevski est tué dans un accident d'avion le 22 mars 1925. Il y a toujours eu une forte suspicion que l'accident a été provoqué par le jeune pilote géorgien qui, conduisant l'avion, écrasa l'appareil exprès, se tuant lui-même et avec lui Moguilevski et deux autres importants officiels qui avaient été en charge des suppressions du soulèvement d'Août (Lang, p. 243).
  14. « Mikhaïl Kakhiani, un membre du Comité central géorgien, fit un discours peu après la révolte dans lequel il félicita la Tcheka pour avoir « agi magnifiquement » en étouffant la révolte si promptement. Il déclara aussi : « Que tout le monde se souvienne que le régime soviétique agit cruellement et sans merci avec ceux qui sont considérés comme étant les organisateurs de l'insurrection... Si nous ne les avions pas abattus, nous aurions commis un grand crime envers les travailleurs géorgiens. » (Knight, p. 34).
  15. Meyer (2001)
  16. a, b, c et d Lang, p. 243
  17. La fille du Colonel Tcholokachvili, Tsitsna, qui est arrêtée malgré sa minorité, décrira plus tard un incident à la prison de Telavi en 1924, quand un jeune tchekiste est soudainement confronté à son père, qui avait été condamné à l'exécution avec un groupe entier en une seule nuit. Quand on l'obligea d'abattre son père, le jeune homme tua ses deux supérieurs, menant à une « orgie sanglante » durant laquelle des centaines de prisonniers furent massacrés. « Les rues étaient rougies par le sang », se rappelle Tcholokchvili (Knight, p. 34).
  18. Rummel, p. 68
  19. Sourgouladze, p. 255
  20. Cohen, p. 77
  21. a, b et c Pethybridge, p. 256
  22. Knight, p. 34
  23. Le dernier survivant de l'insurrection de 1924, Georges Lomadzé (1907-2005) meurt en tant qu'émigré à Paris en mars 2005. Leuville-sur-Orge
  24. a et b Sourgouladze, p. 257
  25. Knight, p. 35
  26. Lang, p. 245
  27. a et b Suny, p. 236
  28. (ka) G. Djangveladze, Menchevisme, in Encyclopédie géorgienne, vol. VI, Tbilissi, 1983.
  29. Décret pour restaurer la justice envers les personnes qui ont été victimes des répressions de 1921-1924 pour leur participation dans le combat pour la libération nationale de la Géorgie
  30. Archives du ministère de l'Intérieur

Sources

  • (ka) ვალერი ბენიძე (Valeri Benidze), 1924 წლის აჯანყება საქართველოში (Le soulèvement de 1924 en Géorgie), Tbilissi, 1991, სამშობლო (Samchoblo).
  • (ka) ლევან ზ. ურუშაძე (Levan Z. Ourouchadze), ქაიხოსრო (ქაქუცა) ჩოლოყაშვილის ბიოგრაფიისათვის (Pour la biographie de Kaïkhosro (Kakoutsa) Tcholokachvili), ამირანი (Amirani), XIV-XV, მონრეალი-თბილისი (Montréal-Tbilissi), p. 147-166, (ISSN 15120449).
  • (en) Ariel Cohen, Russian Imperialism: Development and Crisis, Praeger/Greenwood, 1998, (ISBN 0275964817).
  • Raymond Duguet, Moscou et la Géorgie martyre, Paris, Tallandier, 1927.
  • (en) Stephen F. Jones, The Establishment of Soviet Power in Transcaucasia: The Case of Georgia 1921-1928, octobre 1988, Études soviétiques 40, n° 4 (4) : 616-639.
  • (en) Amy W. Knight, Beria: Stalin's First Lieutenant, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1993, (ISBN 0691010935).
  • (en) David Marshall Lang, A Modern History of Georgia, Weidenfeld and Nicolson, Londres, 1962.
  • (en) Guia Nodia et Álvaro Pinto Scholtbach, The Political Landscape of Georgia, Eburon Delft, 2006, (ISBN 9059721136).
  • (en) Roger William Pethybridge, One Step Backwards, Two Steps Forward: Soviet Society and Politics in the New Economic Policy, Oxford University Press, 1990, (ISBN 019821927X).
  • (en) Rudolph J. Rummel, Lethal Politics: Soviet Genocide and Mass Murder Since 1917, Transaction Publishers, 1990, (ISBN 1560008873).
  • (en) Boris Souvarine, Stalin: A Critical Survey of Bolshevism, Kessinger Publishing, 2005, (ISBN 1419113070).
  • (en) Ronald Grigor Suny, The Making of the Georgian Edition, Indiana University Press, 1994, (ISBN 0-253-20915-3).
  • (ka) Akaki Sourgouladze et Paata Sourgouladze, საქართველოს ისტორია, 1783-1990 (Histoire de la Géorgie, 1783-1990), Tbilissi, Meroni, 1991.
  • Markus Wehner, Le soulèvement géorgien de 1924 et la réaction des bolcheviks, Communisme no 42/43/44: 155–170, 1995.

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Contenu soumis à la licence CC-BY-SA. Source : Article Soulèvement d'Août de Wikipédia en français (auteurs)

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