Contes de Cantorbery

Contes de Cantorbery

Les Contes de Cantorbéry

Les Contes de Canterbury

Illustration de Les Contes de Canterbury

Une illustration de l'édition de Richard Pynson en 1492.


Auteur Geoffrey Chaucer
Préface André Crépin
Genre
Version originale
Titre original The Canterbury Tales
Langue originale Moyen anglais
Pays d'origine Angleterre
Date de parution originale XIVe siècle
Version française
Traducteur André Crépin
Éditeur Gallimard
Collection Folio classique
Date de parution 2000
Nombre de pages 822
ISBN 2-07-040634-2

Les Contes de Cantorbéry (The Canterbury Tales en anglais) est une série d'histoires écrites par Geoffrey Chaucer au XIVe siècle. Le texte est écrit en moyen anglais, en vers pour la majeure partie. Les contes sont intégrés dans une histoire « cadre » et dits par un groupe de pèlerins faisant route de Southwark à Cantorbéry pour visiter le sanctuaire de Thomas Becket dans la cathédrale de Cantorbéry.









Portrait de Chaucer par Thomas Occleve, dans le "Regiment of Princes"(1412)[1]. Occleve l'a connu personnellement, on peut donc supposer que le portrait est assez fidèle.

Sommaire

Introduction

Portrait de Chaucer en pèlerin dans le manuscrit Ellesmere

Il existe plusieurs anciens manuscrits des contes datant du XVe siècle. Les deux meilleurs, Hengwrt[2] et Ellesmere[3], présentent quelques différences quant au nombre de vers de liaison entre les contes et à l'ordre dans lequel ils sont présentés. Les contes ont été classés suivant leurs références aux lieux et dates du pèlerinage. Le manuscrit Ellesmere, plus richement illustré, est considéré comme le plus complet et le moins hypothétique. Il est à la base de la traduction présentée ici[4]..

On a dit que Chaucer s’était parfois contenté de traduire ou adapter Guillaume de Lorris, Jean de Meung ou le Décaméron de son contemporain Boccace dans le cas présent. C’est aller un peu vite car, si les thèmes sont souvent très proches, c’est qu’ils étaient « dans l’air du temps » et c’est faire fi du talent particulier de Chaucer à s’approprier la trame d’un récit pour en faire sa chose, une re-création, avec son style propre et sa vision personnelle de la société de son temps.

« Ce qui importe n’est pas la nouveauté de l’intrigue mais le ton, la mise en perspective » dira André Crépin dans l’introduction à sa nouvelle traduction.

Chaucer enrichit l'idée de la suite de contes, courante à cette époque, en la plaçant dans le cadre du pèlerinage. Cela lui permet, par la diversité des conteurs successifs, et donc des thèmes traités, de s'adresser à des auditoires différents. Comme on le verra plus loin, il conseille au lecteur, si tel conte ne lui plaît pas, de tourner la page et d'en choisir un autre. C'est l'Aubergiste qui fera la liaison, donnant la parole à l'un puis à l'autre, calmant les esprits, mettant fin aux querelles. L'auteur garde son sens spirituel au pèlerinage tout en montrant ses personnages, les pèlerins, dans leur dimension humaine et bien terrestre, chacun différent, parfois antagonistes, mais tous unis dans un même but, le sanctuaire de Thomas Becket. Par la progression du récit, l'enchaînement des différents contes, on peut dire qu'il y a une analogie entre le déroulement du pèlerinage raconté et la vision chrétienne de la marche de l'humanité vers la Jérusalem céleste.

Il y a une grande variété de genres représentés dans les Contes : roman de chevalerie, conte de fées, lai breton, fabliau, fable animalière, conte mythologique, nouvelle, vie de saint, allégorie

Argument

Une trentaine de pèlerins d’origines diverses[5] se rassemble dans une auberge de Southwark, partant pour Cantorbéry afin de se recueillir sur la tombe de saint Thomas Becket.

Prologue

Les premières lignes du prologue dans le manuscrit Hengwrt

Le récit commence par un prologue qui présente une galerie de portraits des pèlerins. La veille du départ, l’Aubergiste, qui fera partie de la troupe, propose que :

« Chacun de vous pour écourter la route

Dira tout en chevauchant deux histoires
D’abord à l’aller vers Cantorbéry
Puis au retour il en dira deux autres,

D’aventures qui se sont passées jadis. »

Le premier à prendre la parole sera le Chevalier.

Le Conte du Chevalier

Deux nobles chevaliers qui se sont juré fidélité, Palamon et Arcite, ont été faits prisonnier par Thésée, roi d'Athènes, lors du siège de Thèbes. De leur prison, ils voient Emilie, sœur de Thésée, se promener dans son jardin et en tombent tous deux follement amoureux. Dès lors ils sont rivaux. Arcite sera finalement libéré suite à l'intervention d'un de ses amis à condition qu'il ne revienne jamais à Athènes.

Arcite ne résiste pas, et revient à Athènes pour voir Emilie. Palamon s'évade dans le même temps et les deux anciens amis se rencontrent et se battent pour leur belle. Thésée survient et décide qu'un tournoi aura lieu, le vainqueur épousera Emilie. Avant le combat, Palamon va implorer Vénus de lui accorder la victoire, et donc Emilie, dans le temple que Thésée vient de faire construire sur le lieu du tournoi.

Le début du Conte du Chevalier dans le manuscrit Ellesmere
« On voyait dans le temple de Vénus

Décrits sur les murs de tristes spectacles :
Les insomnies et les soupirs glacés,
Les vœux sanglotés, les lamentations,
Les flèches de feu des brûlants désirs,
Tous les maux qu'Amour inflige ici-bas.
Les serments qu'on fait de toujours s'aimer.
Espoir et Joie, Désir, Témérité,
Jeunesse et Beauté, Richesse et Plaisir,
Magie et Violence, Mensonge et Flatterie,
Argent, Souci, et enfin Jalousie
Portant sur la tête la guirlande d'or jaune
Et un coucou assis sur sa main ;
Instruments de musique, rondes et danses,
De l'entrain, de l'ambiance, et autres modes
De l'amour qu'il me faudrait détailler

La statue de Vénus, superbe à voir,
La représentait nue, flottant sur la mer

Debout devant elle, son fils Cupidon,
Deux ailes attachées à ses épaules
Et les yeux bandés comme à l'habitude.

Il tenait un arc et de fines flèches. »

Arcite va prier Mars tandis qu'Emilie se recueille au temple de Diane. Le tournoi ne voit pas de vainqueur pour les départager. Mars, Vénus et Saturne interviennent chacun en son sens. À la fin du combat, Arcite meurt, sous son cheval écrasé que Saturne a effrayé.

Après des années d'un deuil inconsolable, Thésée conclut :

« Celui qui est aux cieux est cause première

Crée le monde le liant par l’amour
Grandes conséquences, plan vertigineux !

Ce Prince et Créateur
A fixé notre triste ici-bas

Protester, se révolter est absurde
Quand le maître est celui qui tout gouverne.

 »

Palamon épousera donc Emilie.

L’homme est dans la main de son Créateur et, quoiqu’il fasse, son destin est tracé.

Prologue du Conte du Meunier

Vient ensuite le Conte du Meunier, qui est ivre et coupe la parole à l’Aubergiste qui invitait le Moine à enchaîner par une autre histoire. Le conte du Meunier est précédé d’un prologue dans lequel Chaucer s’excuse de devoir répéter les propos choquants qui ont été tenus :

« Il m’en coûte de devoir le reproduire

… je dois redire
L’intégralité des contes quels qu’ils soient,
Pour rester véridique sur tous les points.
Si donc l’on n’aime guère entendre ce conte,
Qu’on tourne la page et en choisisse un autre :
On trouvera suffisamment d’histoires,
De toutes tailles, louant la courtoisie,
Ou bien la vertu et la sainteté.
Ne me blâmez pas si vous choisissez mal.
Le Meunier est un rustre, c’est évident,
Le Régisseur aussi, d’autres encore,
Et leurs contes sont donc des histoires paillardes.
À vous d’en juger sans me tenir rigueur

Ni prendre au sérieux ce qui n’est qu’un jeu. »

Le Conte du Meunier

C’est l’histoire grivoise d’un riche charpentier, logeur de pensionnaires qui se fera berner par un de ses locataires.

Le Meunier, dans l'édition de Richard Pynson, Londres 1492[6].
« Le charpentier venait juste d’épouser

Une fille qu’il aimait plus que sa vie.
C’était une jeunesse de dix-huit printemps.
Jaloux, il la tenait sous clé, en cage,
Car elle était vive et jeune, et lui, vieux :

Il craignait donc de devenir cocu. »

Nicolas, jeune pensionnaire, « pauvre étudiant en faculté de lettres », lui fait croire qu’un nouveau Déluge ne saurait tarder. Par amitié pour son logeur il promet de le sauver, ainsi que son épouse : qu’il apporte trois huches à pétrir, assez grandes pour les contenir chacun avec des provisions et flotter comme une barque. Lorsque le "déluge" est annoncé par Nicolas, chacun monte en son vaisseau, et, le charpentier une fois endormi, la belle et Nicolas

« Sans plus de paroles ils gagnent le lit
Qu’occupe d’ordinaire notre charpentier. »

Vient ensuite un épisode plaisant où Absalon, un autre soupirant de la belle Lison, se fait ridiculiser puis en tire vengeance.

« Et tout le monde riait de cette histoire.

La femme du charpentier se fit sauter,
Trompant la vigilance du mari jaloux ;
Absalon lui embrassa l’œil d’en bas

Et Nicolas a le croupion en feu. »

Le Conte du Régisseur

Le Régisseur entre alors en scène. Ancien charpentier, il est ulcéré par le récit du Meunier, et propose l'histoire d'un meunier « rusé trafiquant en grain et en farine » nommé Simonnet le Teigneux.

Ce conte fait pendant à celui du Meunier, l'argument en est assez voisin : un riche meunier, tricheur, marié et père d'une très jolie fille et d'un nouveau-né, essaie d'escroquer deux jeunes clercs venu faire moudre le blé de leur abbaye voisine.

À la suite d'une série de ruses et de quiproquos des deux parties :

« Voilà rossé notre meunier fiérot,

Qui, loin d'être payé, pour le grain moulu,
A dû payer tout le fin souper
D'Alain et de Jean, qui l'ont bien rossé.
Sa femme est sautée, et sa fille aussi.
Voilà ce qu'il en coûte à un meunier tricheur.
Voilà pourquoi le proverbe dit vrai :
Bien mal acquis ne profite jamais.

Un trompeur se verra lui-même trompé. »

À cette occasion, Chaucer fait allusion aux différents dialectes[7] en usage en Angleterre au Moyen Âge. Les deux clercs s'expriment en anglais du Nord, leur région d'origine.

Le Conte du Cuisinier

Conte très court, une soixantaine de vers, un peu plus de cent si l'on compte le prologue, qui décrit les déboires d'un marchand qui a pour apprenti Pierrot le Séducteur.

« Il n'y avait dans Londres nul apprenti

Aussi habile à lancer une paire de dés
Que l'habile Pierrot ; il dépensait
Sans compter, loin des regards indiscrets
Son patron s'en aperçut, dans ses comptes,

Plus d'une fois il trouva sa caisse vide. »

Viendra ensuite le Conte du Juriste, précédé d'un long prologue au cours duquel Chaucer met dans la bouche du Juriste quelques notes d'auto-dérision.

« Je suis incapable de trousser un conte

Tel Chaucer qui, malgré ses ignorances
En métrique et en rimes savantes,
En a composé, dans l'anglais qu'il connaît,
Il y a déjà longtemps, comme on sait.
S'il n'a pas conté cette histoire, ami,

Dans ce livre-ci, c'est dans celui-là. »

Le Conte du Juriste

Histoire édifiante de plus de 1 000 vers, la vie exemplaire de Constance[8], fille de l'Empereur de Rome, qui connut de nombreux malheurs avant de revenir dans sa ville natale.

« Elle possède la beauté, mais point d'orgueil,

Jeunesse sans enfantillage ni sottise
Et la vertu guide toute sa conduite.
L'humilité a vaincu l'égoïsme.
Elle est miroir de toute courtoisie,
Son cœur, le reposoir de sainteté,

Sa main, sa déléguée très charitable. »

Des marchands syriens ont entendu parler de ses vertus lors de leur séjour à Rome et, de retour au pays, en chantent les louanges à leur Sultan tant et si bien que celui-ci

Une illustration des Contes, gravure sur bois de 1484.
« …n'eut plus qu'une seule pensée :
L'aimer d'amour tout au long de sa vie. »

Le Sultan appelle donc ses conseillers pour envisager la possibilité d'un mariage avec Constance.

« Mais ils virent alors un obstacle majeur,

Difficile à nier, avouons-le :
De telles différences séparaient les mœurs
De chacun des deux qu'ils en déduisirent :
"Nul prince chrétien ne voudra accepter
Pour sa fille un mariage selon la loi

Si douce de Mahomet notre prophète." »

Le Sultan répond qu'il ne veut en aucun cas perdre Constance et, à force d'ambassades, négociations et interventions diverses, il est convenu qu'il l'épousera après s'être converti, lui, ses barons et ses vassaux.

La promise quitte donc Rome en grand cortège, accompagnée de chevaliers et de prélats, en route pour la Syrie. La mère du sultan, furieuse de son apostasie organise le massacre de tous les convertis, son fils y compris, ainsi que des chrétiens.

« Aucun ne put échapper au massacre.

On enleva Constance, au pas de course,
On la mit dans un barque sans gouvernail,
En lui criant bon vent et de faire voile
Loin de Syrie et cap sur l'Italie.

Des ans et des jours la pauvrette dériva,
Traversa les mers grecques jusqu'au détroit
Du Maroc, au gré de sa destinée.

Il plut à Dieu de montrer sa puissance

En la sauvant pour notre enseignement. »

Finalement le vaisseau s'échoue près d'un château « loin en Northumbrie ». Elle y est recueillie et tait son identité. Il n'y a presque pas de chrétiens en ces lieux, chassés qu'ils ont été

« Vaincus par les païens qui vinrent par mer
Ou de l'intérieur s'installer au nord. »

Un prétendant éconduit se venge en la faisant accuser d'un crime qu'il a lui-même commis. Seule, éperdue, en terre étrangère, elle ne trouve personne pour la défendre lorsqu'en présence du roi Allé elle est accusée du meurtre. Elle en appelle à Dieu et le roi, ému, fait chercher une Bible pour que l'accusateur jure sur les Évangiles qu'elle est bien la coupable. Il jure, et s'écroule « telle une pierre » alors que retentit une voix disant

« Tu as calomnié l'innocente

Fille de Sainte Église en présence du Très-Haut

Voilà ta conduite, je retiens ma colère. »

Devant ce miracle, le roi et nombre de ses sujets se convertissent au grand déplaisir de la reine mère.

« Après quoi Jésus, dans sa miséricorde,

Fit épouser par Allé, en grande pompe,
Notre sainte fille, si radieuse et si belle.
Ainsi le Christ fit de Constance une reine.

Ils mangent et boivent, dansent, chantent et s'amusent
Gagnent leur couche, désirée, méritée,
Car une épouse a beau être très sainte,
Elle doit supporter patiemment, la nuit
Les nécessités qui font le plaisir
De celui qui lui a passé l'anneau au doigt,
Elle doit mettre un peu de côté sa vertu

Pour le moment — pas d'autre solution. »

Constance est enceinte et le roi part pour l'Écosse « affronter l'ennemi. » Son fils naît, un messager est envoyé pour l'en avertir mais la mère du roi change la lettre pour une autre qui annonce la naissance d'une créature démoniaque. Le roi est accablé mais accepte l'épreuve que Dieu lui envoie et recommande dans sa réponse qu'on prenne bien soin de la mère et de l'enfant. Au retour du messager la reine mère échange à nouveau les missives, ordonnant cette foi que Constance soit immédiatement bannie.

« Tout le monde pleura, les jeunes et les vieux,

Au reçu de cette lettre maudite.
Constance, le visage d'une pâleur mortelle,
Partit, le quatrième jour, vers son bateau,
Elle accueillait sans la moindre révolte
La volonté du Christ. Elle s'agenouilla :
« Seigneur, béni soit ce que tu nous envoies.
Celui qui m'a prise sous sa protection
Quand j'étais faussement accusée, ici,
Saura me protéger ailleurs, en mer,
Contre tout mal, physique ou bien moral.
Puissance mystérieuse, mais toujours active,
En lui j'ai confiance, en sa mère bien-aimée :

Ils sont mon esquif voile et gouvernail. » »

Accompagnée d'une foule en pleurs Constance emmène son fils et reprend la mer, son bateau « tout chargé de vivres, en grande abondance pour son long voyage. » Le roi revient de guerre et apprend ce qui s'est passé, le complot est découvert, sa mère est condamnée à mort, car telle est sa justice. Il est inconsolable et pleure son épouse et son fils. Pendant ce temps, Constance

« Emportée par les flots, en proie au chagrin,

Cinq longues années, soumise au gré du Christ,

Avant que son bateau n'approchât terre. »

Elle s'échoue à nouveau près d'un château de païens. Une nuit le sénéchal vient et tente de la violer. Elle se débat et avec l'aide de la Sainte Vierge se défend si bien que le méchant tombe par dessus bord et se noie.

« Ainsi le Christ garda chaste Constance. »

Le bateau reprend la mer à nouveau et dérive en tous sens

« Jusqu'à ce que la mère du Christ, bénie soit-elle !

Fît en sorte, dans son infinie bonté,

Que prît fin toute l'infortune de Constance. »

Pendant tout ce temps l'empereur de Rome a appris le massacre survenu en Syrie et y envoie un sénateur avec son armée pour en tirer vengeance.

« Ils brûlèrent, massacrèrent, ravagèrent

Des jours et des jours puis, nous y voilà,

Décidèrent de s'en retourner à Rome. »
Le Juriste, dans l'édition de Richard Pynson, Londres 1492.

Sur la route du retour, ils croisent le vaisseau de Constance qui dérive et la recueillent. Elle ne dit rien sur elle-même et, arrivé à Rome, le sénateur les confie, elle et son fils, à son épouse. La femme du sénateur, qui est pourtant sa tante, ne la reconnaît pas. Le temps passe, le fils grandit, Constance se répand en bonnes œuvres.

En Northumbrie, le roi Allé inconsolable décide de partir en pèlerinage à Rome pour expier ses péchés, la mort de Constance et de son fils. C'est ainsi, après des concours de circonstances tout aussi extraordinaires que Constance et son fils, le roi Allé et l'Empereur se retrouveront réunis, se reconnaîtront.

« Tous menèrent une vie de grande vertu

Et de saintes œuvres. Ils ne se quittèrent plus
Jusqu'à ce que la mort les séparât.
Adieu ! Voici mon récit terminé.
Que Jésus-Christ, qui peut faire succéder
La joie au chagrin, nous ait en sa grâce

Et nous protège, nous tous qui sommes ici ! »

Le Conte de la Bourgeoise de Bath

Dans ce conte, Chaucer met en scène une veuve qui s'est mariée à 5 reprises depuis l'âge de 12 ans[9] et prétend, forte de cette expérience, pouvoir parler en toute connaissance de cause du mariage. Dans un très long prologue de près de 700 vers, elle évoque ses mariages successifs et, à l'aide de nombreuses références bibliques, argumente sur la virginité (qui n'est pas indispensable pour être une femme vertueuse) et le mariage, indispensable pour obéir au commandement divin.

Le première page du Conte de la Bourgeoise de Bath, manuscrit Ellesmere.
« Dieu nous a dit « Croissez et multipliez »,

Noble parole et facile à comprendre.
Dieu ajouta que mon mari devait
Quitter père et mère pour s'attacher à moi,
Sans jamais parler du nombre de mariages,
Ni de bigamie ni d'octogamie.
Alors pourquoi y voir de l'infamie ?

La virginité est l'état parfait
Où la dévotion inspire l'abstinence.
Le Christ, pourtant source de perfection,
N'a pas ordonné à tout un chacun
De vendre ses biens au profit des pauvres
Afin de Le suivre et de L'imiter,
Mais à ceux-là seuls qui visent la perfection :
J'avoue humblement de n'en être pas.
Je veux consacrer la fleur de mon âge
Aux œuvres de chair, aux fruits du mariage.

Je n'ai rien contre la virginité :
Les vierges sont des pains de pur froment,

Le pain d'orge[10] c'est nous les femmes mariées,
 »

Elle s'étend alors sur les organes génitaux dont la fonction est double : l'utile et l'agréable, et sur les rapports entre le mari et son épouse, entre homme et femme. La Bourgeoise de Bath est une maîtresse femme qui sait se faire respecter et obtenir ce qu'elle veut de son mari.

Elle raconte ensuite ce qu'il advint de chacun de ses mariages, décrit sa vie avec chaque époux successivement. Les trois premiers étaient riches et vieux, le quatrième un noceur, qui avait une maîtresse, aussi lui rendit-elle la monnaie de sa pièce et fit-elle de sa vie un enfer. Le cinquième, "un clerc d'Oxford, épousé par amour et non pour l'argent", la battait et lui lisait de multiples exemples de la duplicité des femmes tirés des nombreux ouvrages de sa bibliothèque.

« Qui pourrait imaginer, concevoir

Le chagrin qu'il me causait, la douleur ?
Quand je compris qu'il passerait la nuit
A lire des extraits de son maudit livre

 »

S'ensuit une dispute violente, livre déchiré, coups échangés, qui se termine par une réconciliation et la paix dans le ménage.

La plupart du prologue est également une argumentation sur la supériorité de l'expérience par rapport à l'autorité des textes, et son conte peut être vu comme une réfutation de la façon dont les femmes ont été qualifiées par les auteurs (masculins) de l'époque. Chaucer se rapproche ici du discours de Christine de Pisan.

La Bourgeoise entame alors son conte, qui se déroule

« Au temps jadis quand régnait ce roi Arthur

Que les Bretons célèbrent avec éloges
Tout ce pays était rempli de fées.

Je parle d'il y a des centaines d'années
Car à présent les elfes ont disparu,
A présent c'est le zèle et les prières
Des frères quêteurs et autres religieux
Fouillant le pays, les moindres cours d'eau
Nombreux comme poussières dans rai de soleil,
Bénissant les chambres, les salles, les cuisines,
Les villes et les bourgs, châteaux et donjons,
Villages et granges, étables, laiteries :

Aussi les fées se sont-elles enfuies. »

Vient alors l'histoire d'un jeune chevalier de la suite du roi, qui, un jour, revenant seul de la chasse

« Il aperçut une fille marchant devant lui

Et aussitôt, malgré sa résistance,

Il lui prit de force sa virginité. »

Le chevalier est alors condamné à mort par le roi, mais la reine et d'autres dames de la cour implorent sa grâce, si bien

« Que celui-ci lui laissa la vie.

Il remit le chevalier à la reine

Pour qu'à son gré elle le sauve ou le détruise »

Après un temps de réflexion, la reine le fait venir à elle et lui tient ce discours :

« Je t'accorde la vie sauve si tu me dis

Ce que les femmes désirent par dessus-tout.
Fais attention : le billot n'est pas loin.
Si tu ne peux me répondre tout de suite,
Je veux bien t'accorder la permission
De partir un an et un jour chercher
Une réponse adéquate à cette question

 »

Le chevalier part donc à la recherche de la réponse, mais nulle part ne trouve « deux créatures répondre la même chose ». L'une parle d'argent, d'autres de prestige, d'amour, d'attentions et de prévenances ou d'être libre d'agir à sa guise.

Au hasard de sa quête, il aperçoit un jour un groupe de dames en train de danser à la lisère d'un bois. Il s'en approche, mais toutes disparaissent sauf une vieille, assise dans l'herbe. Il lui raconte son histoire et pose sa question, promettant une récompense si elle peut lui venir en aide.

« — Promets-moi, main dans la main, reprit-elle

De m'accorder, sauf obstacle impossible,

La première chose que je te demanderai »

Le chevalier promet et la vieille lui murmure son message à l'oreille puis ils partent tous deux porter la réponse à la reine.

« Mainte noble épouse et mainte jeune fille

Et mainte veuve, connues pour leur sagesse,
Entourèrent la reine siégeant comme juge
Assemblées là pour entendre la réponse.

Gracieuse suzeraine, dit-il, en général
Les femmes désirent le pouvoir sans partage,
Et sur leur mari et sur leur amant
Dont elles attendent parfaite obéissance.
Tel est votre désir, et maintenant

Tuez-moi : je suis à votre merci. »

Toutes alors d'approuver la réponse du chevalier et de dire qu'il méritait d'être sauvé. La vieille femme à ce moment se lève et implore la reine. Que ce tribunal lui rende justice : elle a donné la réponse au chevalier contre sa promesse de lui accorder la première chose qu'elle lui demanderait.

« Ici donc je te prie, sire chevalier

Dit-elle, de me prendre pour légitime épouse,
Car, tu le sais, je t'ai sauvé la vie.
Si je mens, jure-le donc sur ton honneur !
— Quel malheur ! répondit le chevalier.
Telle fut ma promesse, je le reconnais.
Pour l'amour du ciel, demande autre chose,

Prends tous mes biens en rançon de mon corps. »

La vieille femme refuse tout marchandage, pour rien au monde elle ne renoncera à être sa femme.

« Rien n'y fit. En conclusion il se vit
Condamné et contraint à l'épouser.
Qu'il emmène la vieille et qu'il fasse l'amour !
 »

Tristes noces que celles qui se déroulent alors, sans joie ni fête, à l'aube, en secret.

« Quel malheur d'avoir cette femme répugnante !
Le chevalier avait misère au cœur
Quand on les conduisit au lit nuptial.
 »

Le chevalier repousse sa femme et ne peut se résoudre à faire l'amour avec elle, elle est affreuse et vieille et de basse extraction. Elle critique alors sa notion de la noblesse qui, issue de lointains ancêtres, ne vaut rien si elle n'est pas accompagnée d'une conduite noble en toutes circonstances.

« Celui qui tire fierté de sa noblesse

Parce qu'il est fils d'une haute lignée
Et que ses ancêtres eurent noble vertu
Mais qui pour sa part ne fait rien de noble
Et ne suit pas l'exemple de l'ancêtre mort,
Celui-là, même duc ou comte, n'est point noble.

Qui se conduit mal n'est qu'un sale manant. »

La vieille femme insiste sur la noblesse qui s'acquiert par une vie vertueuse et exemplaire, faisant référence à Sénèque, Boèce et Juvénal, disant que sa pauvreté, sa laideur et son âge seront « de bons gardiens de chasteté. »[11]

Le chevalier réfléchit, soupire, et se décide :

« Dame de mon cœur, épouse chérie,

Je me soumets à votre sage gouverne.

— Ai-je donc sur vous tout pouvoir, dit-elle,
Puisqu'à mon gré je choisis et décide ?
— Oui, ma femme, dit-il, c'est ma solution.
— Embrassez-moi, ne soyons plus fâchés

Relevez le rideau, voyez ce qu'il en est. »
Quand le chevalier vit de ses propres yeux
Qu'elle était si belle, et si jeune aussi

Fou de joie il la serra dans les bras.
Son cœur nageait dans le plus grand bonheur. »

La Bourgeoise de Bath conclut alors :

« Je les laisse ici vivre une vie entière
De parfait bonheur. Que Jésus nous donne
Des maris dociles, jeunes, actifs au lit,
Et la grâce de pouvoir surenchérir.
Veuille Jésus, aussi, raccourcir la vie
Des maris rebelles au règne de leur femme
Quant aux vieux grincheux, lents à la dépense,
Que Dieu leur fasse vite attraper la peste. »

Le Conte du Frère

Un religieux prend alors la parole et annonce :

« …

Et si notre compagnie est d'accord
Je vais vous faire rire avec un huissier.
Eh pardi ! rien qu'au nom vous vous doutez

Qu'on ne saurait dire du bien d'un huissier. »
Le Frère, dans l'édition de Richard Pynson, Londres 1492.

L'Hôtelier intervient, craignant une querelle au sein de la compagnie, mais l'Huissier le rassure, promettant de répondre

« … mais quand viendra mon tour

Je lui rendrai la monnaie de sa pièce
Je lui dirai, bon Dieu ! quel grand honneur

C'est d'être frère et de faire de la lèche »

Et le religieux raconte alors l'histoire d'un huissier, homme fort habile et rusé travaillant pour le compte d'un archidiacre, qui détournait à son profit la moitié des amendes perçues et terrorisait qui il pouvait pour lui extorquer le plus possible. Il s'était acoquiné avec des prostituées pour qu'elles lui dénoncent leurs clients qu'il pouvait alors poursuivre pour adultère

« C'était, si je dois tracer son éloge,

Un voleur, huissier bien sûr et maquereau.
Il avait aussi des filles à sa solde.

Adultère ou amoureux clandestin
C'était là le plus clair de ses ressources

Et il y concentrait son énergie. »

Parti un jour assigner une vieille pauvresse, il rencontre en chemin un autre voyageur qui se présente comme bailli, et fraternise avec lui. Ils cheminent de concert, se jurent amitié éternelle et se racontent comment chacun ils abusent de leur position pour s'enrichir.

« — Eh bien, dit l'huissier, c'est pareil pour moi

Dieu m'est témoin, je prends tout ce qui vient,
Sauf si c'est trop lourd ou si c'est brûlant.
Ce que je peux rafler en grand secret,
Je ne me fais pas scrupule de le prendre.

Mais, frère bien-aimé, dis-moi donc ton nom.
L'huissier n'avait pas encore terminé que le yeoman esquissait un sourire.
"Frère, dit-il, veux-tu que je te le dise ?
Je suis un démon et j'habite l'Enfer.
Ici j'essaye de trouver ma récolte,
C'est-à-dire ce qu'on voudra bien me donner.

Ce gain est, en fait, tout mon salaire »


À ces mots l'huissier, surpris, n'a de cesse d'obtenir tous les renseignements possibles sur l'activité de son compère, quelles formes il peut prendre, la nature de sa mission, comment il s'acquitte de ses devoirs. Chose promise, chose due, il renouvelle son serment d'amitié et s'engage à rester en sa compagnie. Il est convenu qu'ils iront de concert, et que si l'un gagne plus que l'autre, ils feront part égale.

« Allons tous deux faire notre récolte.

Prends ta part, ce qu'on veut bien te donner,
Je prendrai la mienne et nous vivrons ensemble.
Si l'un de nous deux obtient plus que l'autre
La foi jurée l'oblige à partager.

— D'accord, fit le diable, j'en fait le serment. »


Ils se rendent ensuite chez la vieille pauvresse et l'huissier tente de lui extorquer quelques argent sous la menace d'un procès et d'excommunication, l'accusant notamment d'adultère. La pauvre femme implore en vain la pitié de l'huissier, puis se fâche.

« Que t'emporte le diable hirsute et noir,

Je te donne à lui...
...
Sur ce l'affreux démon se saisit de lui
Et l'obligea, corps et âmes, à descendre

Là où les huissiers ont leur vraie patrie. »

Le conte de l'Huissier

Dans un prologue à son conte, l'Huissier, ivre rage parle des frères qui sont proches des démons.

« Satan, expliqua-t-il a une queue

Plus large que la voile d'un très grand bateau.
Relève ta queue, Satan, ordonna-t-il.
Montre ton cul et fais voir à ce frère

Où se trouve le nid des frères en Enfer. »

Le conte commence alors par la présentation d'un frère qui s'en va par tout le pays, mendiant contre promesse de rémission des péchés, accompagné de son compère et d'un robuste serviteur.

« Donnez-nous un boisseau — blé, orge ou seigle,

La part du pauvre, ou un bout de fromage,
À votre bon cœur, car tout nous est bon,
Le sou du pauvre, ou le prix d'une messe
Ou un morceau de viande, si vous avez,
Un coin de votre couverture, bonne dame,
Sœur bien-aimée, ah! j'inscris votre nom,

Du bœuf ou du lard, ce que vous trouverez. »

À chaque don, le compère prenait soigneusement note du nom du bienfaiteur sur ses tablettes de cire, mais

« 

À peine était-il sorti d'une maison
Qu'il grattait aussitôt chacun des noms

Inscrits par le frère sur les deux tablettes. »

Ils vont ainsi quêtant de maison en maison et arrivent chez Thomas, « le meilleur havre de toutes ses tournées. » Le maître du logis est alité, malade, le frère s'installe à son chevet, il a envoyé compère et domestique à l'auberge voisine, et entreprend le récit de ses occupations depuis sa dernière visite, les nombreuses prières qu'il aurait faites pour la santé de Thomas et ses visites dans les maisons amies. Il vante la générosité de son hôte, son hospitalité

« J'ai goûté sur ce banc ton bon accueil
J'y ai dégusté maint repas joyeux. »

Thomas, alors en colère, se plaint que malgré les nombreux dons qu'il a fait «  à frères de toutes sortes », non seulement il ne peut recouvrer la santé, mais encore, il se trouve maintenant fort dépourvu.

« — Ça ne va plus, Thomas ? reprit le frère

Pourquoi recourir à frères de toutes sortes ?
Pourquoi lorsqu'on a un bon médecin
Courir la ville pour s'adresser à d'autres ?
...
Mais non, Thomas, ça ne peut pas marcher :
Que vaudra un liard partagé en douze ?
Tout élément qui garde son unité

A plus de force que s'il est morcelé. »

Suit on long prêche du frère sur les méfaits de la colère, entremêlé de citations et de références à Sénèque et Cyrus, et de demandes réitérées« Donne-moi donc de ton or pour notre cloître. »

« Notre malade en piqua une colère,

Il aurait bien jeté le frère au feu,
Lui et toute sa perverse hypocrisie.
« Je ne saurais donner, déclara-t-il,
Que ce qui se trouve en ma possession. »

Vous dites que je serai frère associé[12] ? »


Le frère promet, il a la lettre portant le sceau du couvent. Thomas alors consent à lui faire un don, qu'il lui remettra en main propre, mais à une condition, une seule :

« Que tu le partages, cher frère associé,

Avec les frères profès, en parts égales.
...
Alors glisse ta main au bas de mon dos,
Dit notre alité, cherche bien derrière.
Et là, sous mes fesses, tu dois découvrir
Une chose cachée fort intimement.
...
Il lui lâcha un pet en pleine main.
Nul bidet en plein effort de traction

N'a jamais lâché un pet aussi sonore. »

Le frère est furieux, il promet de se venger et s'en va rejoindre ses acolytes. Il se rend ensuite au manoir où il raconte sa mésaventure et réclame réparation pour l'outrage fait à son ordre et à sa personne qui l'a chargé, en outre, « de diviser l'indivisible en parts égales. »

« Le seigneur restait figé, fasciné,

Plongé dans un tourbillon de pensées.
« Le rustre ne manquait pas d'imagination
Pour poser au frère un si dur problème.
...
Quelle solution établirait la preuve
Que chaque bénéficiaire ait même part
Du bruit, du goût de ce qui n'est qu'un pet ?
Farceur de rustre, effronté, quel défi !
Ah, Messieurs ! gémit le seigneur, c'est dur !

C'est impossible, on n'y arrivera pas[13]. »

L'écuyer qui était présent propose alors, contre le prix d'une tunique neuve, une solution au problème : que le seigneur fasse apporter une roue de charrette qui ait douze rayons, et que viennent douze frères.

« Ils se mettront à genoux, tous ensemble,

Et ainsi contre le bout de chaque rayon
Un frère appliquera son nez fortement.
Votre noble confesseur, Dieu le garde !
Collera son nez contre le moyeu.
Alors notre rustre au ventre tendu
Comme un tambour nous rejoindra ici.
Installez-le sur cette roue de charrette,
Sur le moyeu, et qu'il pète un bon coup.
Alors vous verrez, j'en suis convaincu,
Démontré par preuve, ô combien éloquente !
L'égale répartition au bout des rayons
De la pétarade, de la puanteur,
Sauf que votre révérend confesseur,
Vu qu'il est homme de grande dignité,
En aura les prémices, comme il se doit.
...
Le maître, sa femme, tout le monde sauf le frère
Dire que Jeannot avait en la matière
Parlé comme Euclide ou bien Ptolémée.
Quant au rustre, on conclut que c'est l'astuce,
L'esprit très vif qui l'avait inspiré :
Il n'était ni fou ni possédé du diable.

Ainsi Jeannot acquit tunique neuve. »

Le conte de l'Universitaire d'Oxford

Un long conte de 1 200 vers, dans le prologue duquel l'Universitaire déclare qu'il l'a appris à Padoue, de la bouche de

« François Pétrarque[14], poète lauréat,

Était son nom et sa douce rhétorique

Fit briller l'Italie par sa philosophie, »

Le conte commence alors par la description d'un région riante et très fertile où règne en maître Gautier, un marquis

« Bel homme, bien bâti, en pleine jeunesse,

Aux nobles sentiments, belles manières,
Jugement assez sûr pour pouvoir gouverner ...
Il ne pensait qu'à son plaisir de l'heure :
Tout à sa chasse, à courre ou au faucon,
Il oubliait le reste, il n'en avait cure,
Et il se refusait — c'était le comble —

À prendre femme pour assurer l'avenir. »

Ses sujets s'inquiètent et viennent le supplier de se marier afin d'assurer sa descendance pour que le pays puisse être toujours gouverné par quelqu'un de sa lignée.

«  Courbez le cou sous ce joug bienfaisant

Qui vous rend maître et pas du tout esclave

Qu'on appelle épousailles, mariage ou noce »

Le marquis se rend à leurs prières, promet de se marier dans un délai fixé, mais pose comme condition qu'il ait libre choix de l'épouse et, qu'elle soit ou non de la noblesse, qu'elle soit respectée et vénérée comme si elle était fille d'un empereur.

De retour de la chasse, il avait souvent observé Grisildis, fille d'un humble paysan parmi les plus pauvres.

« Impressionné par cette figure de femme

Par sa, vertu que personne d'aussi jeune
N'égalait, en actions ou en maintien.
Les gens en général n'aperçoivent pas
La vertu mais lui, remarqua fort bien
Ses qualités et prit la décision

Qu'elle seule serait sa femme, s'il se mariait. »

Le jour fixé pour le mariage étant arrivé, tout le monde s'interroge : qui est la promise, où se trouve-t-elle ? Le palais a été décoré, les invités sont là, tout est prêt pour la cérémonie. Le marquis, alors, emmène toute la noce jusqu'au hameau qu'habite Grisildis et demande sa main à son père. En cas d'accord, il l'épousera sur le champ. Le père marque son accord, et fait venir sa fille, et

« Voici le discours que tint le marquis

À la douce jeune fille, franche et fidèle :

« Grisildis, dit-il, vous devez comprendre
Que votre père et moi sommes d'accord
Que je vous épouse, ce qui, je suppose
Trouvera aussi votre assentiment.
Vu la rapidité de cette affaire,
Voulez-vous un délai de réflexion ?

Attention ! vous prêterez-vous de bon cœur
À tous mes caprices, accepterez-vous
Que je vous cause, à mon gré, peine ou joie,
Sans une plainte, la nuit comme le jour ?
À mes "oui" n'opposerez-vous pas des "non" ?
Jurez-le, et je jure ici notre union.

 »

Grisildis accepte cette condition, le marquis lui remet l'alliance apportée tout exprès et appelle des femmes qui vont la revêtir de riches habits de cérémonie, il la présente alors à toute sa suite comme étant son épouse et l'emmène en son palais.

La nouvelle marquise charme vite son entourage par ses qualités :

« 

Elle n'avait jamais manqué de vertus
Mais elle atteignait un si haut niveau
De perfection étayée de bonté,
Elle était si sensée, si éloquente,
Si bienveillante et digne de respect,
Elle sut si bien gagner le cœur de son peuple

Que chacun l'aimait au premier regard. »

Non seulement elle sait se faire aimer de la cour et des villageois, mais en outre :

« 

Elle savait restaurer le bien public
Il n'y avait dans tout le pays
Querelle, rancune ou haine qu'elle ne sût apaiser,

Ramenant par sa sagesse calme et bien-être. »

Quelques temps plus tard, Grisildis met au monde une fille, et le marquis et le peuple s'en réjouissent : rien ne l'empêche d'avoir un garçon plus tard. Par la suite, « avant même que le petite fût sevrée », le marquis décide de tenter son épouse pour savoir si elle respectera son serment d'obéissance. Il prétend que les membres de la noblesse se disent humiliés de devoir obéir à la petite villageoise qu'elle est.

« Je dois faire pour le mieux avec ta fille,

Écoutant mon peuple, non mes sentiments.
...
« Seigneur, dit-elle, tout à votre gré.
Mon enfant et moi sommes à vos ordres,
Nous sommes à vous, et de vous dépend

Notre sort. Faites selon votre volonté. » »
Un des pèlerins dans l'éditions de Richard Pynson, Londres, 1492.

Le marquis lui envoie alors un de ses sbires, homme sinistre et de mauvaise réputation, qui emmène l'enfant en faisant mine de la brutaliser, laissant croire qu'il va la tuer sur ordre du seigneur. Grisildis supporte tout sans se plaindre. Le marquis, apprenant la résignation de son épouse en éprouve de la pitié, mais rien ne l'arrête dans sa résolution de la mettre à l'épreuve. Il fait alors envoyer secrètement la fillette chez sa sœur, à Bologne, afin qu'elle se charge de son éducation tout en cachant soigneusement son identité réelle. Par la suite, le marquis cherche chez son épouse quelque signe de ressentiment à son égard, mais rien : Grisildis reste d'humeur égale.

« Elle était joyeuse, humble et empressée,
Affectueuse tout comme auparavant, »

Quatre années se passent, et Grisildis met alors au monde un garçon. Le marquis et tout le pays se réjouissent de la naissance de l'enfant mais, après deux ans, le père se met à nouveau en tête d'éprouver son épouse.

« Manœuvre on ne peut plus injustifiée,

Mais les maris oublient toute mesure

Quand ils rencontrent patiente créature. »

Il annonce donc à nouveau à Grisildis que le peuple supporte mal sa mésalliance, que le fils d'un misérable paysan sera amené à lui succéder et que donc il doit, pour ramener la paix dans le pays, faire subir au frère le même sort qu'à la sœur.

« 

— Je ne cesse, répondit-elle, de le dire :
Je ne désire et ne désirerai
Que ce qui vous agrée. Je ne pleure pas
Ma fille massacrée et bientôt mon fils
Puisqu'ils sont tués sur votre ordre exprès.
Je n'aurai connu de mes deux enfants
Que la douleur : les enfanter, les perdre.
...
J'ai abandonné avec mes vêtements
Ma volonté propre et ma liberté
Pour revêtir les vôtres. Je vous prie donc

D'agir à votre guise : j'obéirai. »

Le garçon est emmené par le sinistre sbire et Grisildis lui demande seulement, comme pour la fillette, de bien vouloir l'enterrer soigneusement afin de protéger son corps délicat « contre les atteintes des crocs et des becs. » Le marquis s'émerveille à nouveau de la patience de son épouse. Il a pitié d'elle car il sait quel est son attachement pour ses enfants, mais rien n'y fait et il se tient à son projet de l'éprouver. Le garçon est donc également envoyé à Bologne. Cependant, la rumeur s'étend de la cruauté de Gautier : il a épousé une femme pauvre et ensuite fait assassiner ses deux enfants. L'amour qu'on lui portait auparavant se change alors en haine, mais sa résolution reste intacte. Quand sa fille eût atteint l'âge de douze ans, il fit réaliser par un faussaire une bulle du pape qui l'autorisait à abandonner sa première épouse

« Afin de mettre un terme à la discorde

Entre son peuple et lui. Voilà le texte
Qui fut in extenso rendu public.

Le peuple fruste — on pouvait s'y attendre —

Crut dur comme fer que c'était vérité, »

Entretemps, mais en cachant soigneusement leur identité réelle, il a fait revenir ses enfants de Bologne sous la garde de son beau-frère. La jeune fille doit épouser le marquis de Saluces. Gautier alors, décide d'éprouver encore la soumission de son épouse et lui soumet la fausse bulle papale l'autorisant à prendre une nouvelle épouse pour ramener la paix dans le pays. Cette dernière arrive à l'instant et Grisildis doit donc s'éloigner. Qu'elle reprennent sa dot et retourne chez son père. Grislidis se soumet, l'âme égale, et se prépare à repartir dans son village.

« Là où j'ai vécu dès ma tendre enfance

Je mènerai jusqu'à l'heure de ma mort
La vie d'une veuve chaste de corps et d'âme
Car, vous ayant donné ma virginité
Et vous restant épouse fidèle à jamais,
L'épouse d'un tel seigneur ne saurait mon Dieu
Prendre nouveau mari ou compagnon.
...
Nue, j'ai quitté la demeure de mon père,
Nue, il me faut, dit-elle, y retourner
...
— La chemise, répondit-il, que tu portes

Garde-la sur le dos, emporte-la ! »
  • à suivre (voir discussion).

Le Conte de la Prieure

Article détaillé : Le Conte de la Prieure.
Les pélerins vus par Ezra Winter (1886–1949) avec Chaucer en huitième position, de dos, parlant au Juriste. Peinture murale figurant dans une des salles de lecture de la Library of Congress à Washington (District de Columbia).

Adaptations et influence

  • Jean Ray en a imaginé une suite dans Les derniers contes de Canterbury (Marabout 1963) (Ed.Néo n°156)
  • Pier Paolo Pasolini en a tiré un film en 1972.
  • J. K. Rowling, l'auteur de la saga d'Harry Potter a reconnu s'être inspirée des contes de Cantorbéry pour écrire le dernier tome de la saga.
  • Richard Dawkins s'est inspiré des contes de Cantorbéry dans la forme de Il était une fois nos ancêtres : une histoire de l'évolution ; dans ce livre il utilise par ailleurs les recherches comparatives sur les nombreux manuscrits différents des contes pour illustrer les techniques de recherche sur l'évolution.

Notes

  1. Thomas Occleve ou Hoccleve (1369 — 1426) Le "regiment" est un long poème, adressé dans le cas présent à Henry Bolingbroke, fils du roi Henry IV et futur Henri V, constitué d'une suite d'exemples de bonne et mauvaise gouvernances, destiné à un prince qui pourra y confronter ses propres actions et intentions.
  2. Qui se trouve à la Wales Library (Bibliothèque du Pays de Galles à Aberystwyth.
  3. Du nom de sir Thomas Egerton (1540 – 1617), baron d'Ellesmere, qui avait réuni une collection de manuscrits dans sa bibliothèque à Ashridge (Hertfordshire). La collection a été transférée à Londres en 1802 puis vendue (en 1917) par Francis Granville Scrope Egerton (1872-1944), 4e comte d'Ellesmere, à Henry Huntington, un magnat du chemin de fer américain. Le manuscrit se trouve maintenant à la Huntington Library, à San Marino, en Californie.
  4. traduction nouvelle destinée à la Bibliothèque de la Pléiade, avec une postface de G.K. Chesterton (extraite de son Chaucer publié en 1932).
  5. Représentant un échantillon de la société anglaise du XIVe siècle, sauf les indigents, qui ne pouvaient s’offrir le séjour en auberge, et les grands seigneurs et prélats, qui se logeaient dans les châteaux ou les résidences épiscopales.
  6. Reproduit avec l'autorisation de Mrs. N. Pollock, Glasgow University.
  7. Chaucer, par la grande diffusion de ses œuvres, et les habitudes de l'administration royale, puis la centralisation et l'imprimerie, feront progressivement apparaître un anglais standard qui ne sera généralisé qu'aux XVIIe et XVIIIe siècles. S'adressant à son poème Troïlus et Criseyde, il dira :
    « Comme il existe une telle diversité

    En anglais, de dialectes, d'orthographes,
    Dieu veuille que tu sois recopié sans faute
    Et sans faute scandé, fidèle à ma langue,
    Lu ou chanté, peu importe la région,

    Sans contre-sens. — J'en rendrai grâce à Dieu. »
  8. Pour ce conte, Chaucer pourrait s'être inspiré de L'histoire de Constance de Nicholas Trivet
  9. Age nubile selon le droit canon de l'époque.
  10. Allusion à la multiplication des pains. Jean (VI,9) parle de "pain d'orge"
  11. Au sens de fidélité.
  12. Les laïques pouvaient faire partie d'une confraternité associée à une communauté ecclésiale. Ainsi, Philippa Chaucer fit-elle partie de la confraternité de la cathédrale de Lincoln.
  13. Le Moyen Àge aimait les casse-tête, aussi bien intellectuels (les impossibilia) que militaires.
  14. Ce conte est une adaptation du dernier conte du Decameron de Boccace, qui fut adapté en latin par Pétrarque en 1374.

Sources

  • André Crépin, Les Contes de Canterbury, présentation et traduction nouvelle (destinée à la Bibliothèque de la Pléiade), avec une postface de G.K. Chesterton (extraite de son Chaucer publié en 1932), Gallimard, Folio classique, 2000 (ISBN 2-07-040634-2). Ouvrage utilisé pour la rédaction de l'article
  • The Canterbury Tales sur Wikipédia anglais
  • Voir le texte original des Contes ici.


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