Eleazar Hakallir

Eleazar Hakallir

Eleazar Hakalir

Eleazar ben Ḳalir (hébreu: אלעזר בן קליר), également appelé Eleazar Haḳalir ou Eleazar Ḳalir, était un rabbin ayant vécu en terre d'Israël au début de l'ère commune. Il est surtout l'un des premiers et des plus prolifiques poètes liturgiques du judaïsme, et d'une popularité sans égale[1]. Plus de deux cents hymnes lui ayant été attribués sont inclus dans les prières festives des rites synagogaux, en particulier du rite ashkénaze. Les plus connus sont le tiḳḳoun hagueshem (hymne pour la pluie) et le tiḳḳoun haṭal (hymne pour la rosée), respectivement chantés à Pessa'h (la Pâque juive) et à Chemini Atzeret (la Fête de la Moisson)[1].

Sommaire

Biographie

Eleazar Haḳalir demeure pendant longtemps un personnage énigmatique, et largement légendaire. À titre d'exemple, la tradition juive mystique raconte qu'un feu céleste l'entourait lorsqu'il écrivit la Ḳedousha, qu'il monta lui-même aux cieux et apprit des anges le secret pour écrire des hymnes alphabétiques, etc.
Les quelques informations qu'il avait laissées, à savoir son nom, Eleazar ben Ḳalir, et la localité où il écrivait, Ḳyriat Sefer, étaient rapidement devenues cryptiques au-delà de ses contemporains, et donnèrent naissance à de nombreuses spéculations.

Son nom était considéré comme un surnom. En effet, si le terme hébraïque ben, et son équivalent araméen bar, signifient le plus souvent un rapport de filiation, il peuvent aussi indiquer une qualité particulière (Ben Ḥorin signifie « libre, » Bar Mazal « chanceux, » etc.) ou un lieu d'origine (Bar Koziba désigne un natif de Kezibh, Ben Kfar celui d'un village, etc.). Au XIIe siècle, l' fait dériver, selon une étymologie populaire parmi les Syriens occidentaux et leurs voisins juifs, Ḳalir de κολλνρα, « petit gâteau » ; Eleazar devrait son surnom, et sa sagesse, à un gâteau qu'il aurait mangé, dans lequel des versets bibliques étaient inscrits[2]. Ce n'est qu'avec la découverte des manuscrits de la Gueniza du Caire (sorte d'entrepôt de documents, situé dans la synagogue Ben Ezra de Fostat), au XXe siècle, que l'hypothèse du lien de filiation entre Rabbi Eleazar et Rabbi Ḳalir sera établie[3].

En ce qui concerne sa localisation temporelle, les premières références à Eleazar semblent se trouver dans un responsum de Naṭronaï Gaon (circa 853 EC[4], dans le commentaire du Sefer Yeẓirah de Saadia[5] et dans son Egron[6], ainsi que dans les écrits d'Al-Ḳirḳisani[7]. Saadia le situe dans son Sefer Hagalouï après la clôture du Talmud de Jérusalem, vers la fin du VIe siècle[8]. Les autorités médiévales ultérieures , dont Salomon ben Adret[9] et les Tossafistes[10] en font souvent un docteur de la Mishna, contemporain de la fin de sa compilation, vers 200 EC, supposant que Ḳalir est le surnom d'Eleazar le fils de Rabbi Shimon (Bar Yoḥaï) ou d'Eleazar ben Arakh, sur base d'un midrash qui loue le talent poétique de ces docteurs[11]. Il sera également confondu par Botarel (XVe siècle) avec un autre poète appelé Eleazar ben Jacob, et le Kevod Adonaï lui sera erronément attribué.
Les études modernes, effectuées dans le cadre de la science du judaïsme, oscillaient entre le VIIIe siècle et le XIe siècle, cette dernière hypothèse ne pouvant être acceptée du fait des citations qu'en fait Saadia (882 - 942).
Actuellement, on s'accorde à penser, sur base de ses poèmes dont de nombreux ont été exhumés de la Gueniza du Caire, qu'Eleazar Hakalir est mort avant la conquête musulmane de la terre d'Israël (635 EC). En effet, les mentions des souffrances infligées à Israël lors du règne « d'Edom, » c'est-à-dire de la chrétienté[12], abondent, alors qu'il n'y a pas la moindre allusion à « Ismaël. »

Quant à l'endroit où il aurait vécu, Eleazar indique parfois Ḳiryat Sefer, dont la localisation n'a pas été plus aisée.
Les autorités médiévales citées plus haut le plaçaient naturellement en terre d'Israël (où furent rédigés tant la Mishna que le Talmud de Jérusalem). Cette assertion a cependant été disputée par les érudits du judaïsme : sur base des acrostiches par lesquelles Eleazar signait ses poèmes (il signe généralement Ḳalir, mais écrit à trois reprises Ḳilir, et parfois Ḳalar), Joseph Perles suggère qu'il s'agit d'une interversion de lettres de la ville byzantine de Ḳiril. Le Shi"r voyait tant dans les noms Ḳalir que Ḳyriat Sefer une allusion à la ville de Cagliari (Civitas Portus), dans le sud de l'Italie[13]. Luzzatto, identifiant Ḳyriat Sefer à la ville de Sippara, faisait d'Eleazar un natif de Babylonie, Zunz de Grèce[14].
Il est actuellement admis, sur foi des témoignages selon lesquels le maître d'Eleazar aurait été Yannaï[15], que Ḳiryat Sefer est située en terre d'Israël ; il s'agit soit du nom donné par les Israélites à la localité de Debir lors de la conquête de Canaan[16], soit, plus vraisembablement, d'un surnom de Tibériade, qui était le centre du savoir en Palestine avant la conquête musulmane.

Œuvres et style

Les centaines de poésies liturgiques écrites par Eleazar se répartissent en divers types :

  • les ḳerovot (קרובות), destinées à la Amida (prière centrale) de l'office matinal du chabbat, des fêtes[17] et d'autres jours particuliers ;
  • les yoẓerot, hymnes pour l'office du matin
  • les shav'atot (שבעתות), pour la Amida des offices de Moussaf (office supplémentaire, particulier au chabbat et aux fêtes de pèlerinage), de l'après-midi et du soir ;
  • les shmona essrè (שמונה עשרה), poèmes pour les dix-huit bénédictions de la Amida des jours ordinaires
  • les ḳinnot (קינות), élégies pleurant la destruction des Temples de Jérusalem, celle-ci étant le pire malheur connu des Juifs à l'époque
  • les hosha'anot (הושענות), prières pénitentielles récitées dans la période intermédiaire entre Yom Kippour (le Jour du Grand Pardon) et Hoshanna Rabba (le Grand Secours).

Il aurait également rédigé des pièces pour le Birkat Hamazone (bénédiction récitée après le repas, en remerciement de celui-ci), etc. Un Mahzor contenant des poèmes liturgiques portant la signature d'Eleazar ben Rabbi Ḳilar (sic) a été retrouvé dans la Gueniza du Caire, mais il semblerait qu'il s'agisse d'un poète liturgique bien ultérieur.

Eleazar Haḳalir est le premier à embellir l'ensemble de la liturgie avec des hymnes tirés pour la plupart de la Aggada, des Talmuds et de midrashim, dont la plupart n'existent probablement plus. On retrouve aussi des traces des idées mystiques contenues dans les Heikhalot Rabbati, anciens textes aux origines de la Kabbale, qui influencent aussi son langage poétique[18].

Le style d'Eleazar, ultérieurement dénommé ḳalirique (ou ḳaliri), a été comparé par l'Encyclopedia Brittanica à celui du poète Robert Browning. Le plus souvent illustré par son piyyout Eẓ ḳoẓeẓ ben ḳoẓeẓ, il démontre déjà une recherche de la rime et un respect d'une structure métrique, encore que peu développés par rapport à la poésie juive andalouse. La construction du poème se fait en lignes, strophes et paragraphes, en suivant des règles précises. L'auteur emploie volontiers des acrostiches (les initiales de chaque vers composent un mot), recherchant la concision des phrases et un certain rythme.
À ce cadre formel s'ajoutent des innovations lexicales et grammaticales propres au poète. Son langage est un mélange d'hébreu, biblique et mishnaïque, auquel il mêle des éléments de judéo-araméen et de grec. Il manifeste en outre une prédilection pour les hapax legomena (mots rares voire uniques), et fait une utilisation assez libre de la grammaire hébraïque (dont les règles sont embryonnaires à l'époque) : substitutions du masculin au féminin, abréviation de formes nominales et verbales, construction de verbes à partir de substantifs et réciproquement, etc.
Son œuvre abonde par ailleurs en références midrashiques, allégoriques et mystiques. Il a tendance à substituer une allusion, le plus souvent midrashique, au nom de personnages et lieux : ainsi, Abraham y est le plus souvent désigné par le terme de « citoyen » (ezraḥ), Isaac par celui de « ligoté » (ne'eḳad), etc.

Pour toutes ces raisons, le style ḳalirique peut paraître hermétique, bien qu'agréable à entendre et chanter. Il est néanmoins adopté par nombre de ses successeurs, et influence même en partie les premiers écrits en prose, particulièrement chez les Karaïtes.

Il est cependant sévèrement critiqué lorsque les Juifs se familiarisent avec l'arabe, et développent en conséquence leur version propre de la philologie et de la grammaire. Abraham ibn Ezra écrit[19], après avoir rendu hommage à l'auteur, que ses poèmes sont cryptiques, sa langue hybride, sa grammaire défectueuse, et ses rimes pauvres.
Ces reproches seront encore réitérés au XVIIe siècle par Joseph Salomon Delmedigo, qui met en garde ses étudiants contre la poésie de Ḳalir, parce qu'il a coupé l'hébreu de façon arbitraire[20].

Ce jugement négatif aura pour conséquence le retrait des poèmes liturgiques d'Eleazar des livres de prière séfarades, pour les remplacer par des poètes plus respectueux des règles, comme Abraham ibn Ezra lui-même, ainsi que Moïse ibn Ezra, Salomon ibn Gabirol, Juda Halevi, etc. Cependant, Isaac Louria, grand kabbaliste mais aussi poète liturgique, réintégrera de nombreuses pièces d'Eleazar dans son propre rite, dont s'inspire le rite sfard.
Les ashkénazes, quant à eux, ne suivront pas la tendance séfarade, et leur rite, en particulier lors des fêtes de Roch Hachana et Yom Kippour, comprend plus de 200 hymnes d'Eleazar Haḳalir, ou lui ayant été attribués.

Les critiques d'Abraham ibn Ezra ont également influé des siècles plus tard sur les Maskilim (Juifs partisans de la Haskala, équivalent de la philosophie des Lumières) et sur la reviviscence de l'hébreu. Mendele Moicher Sforim et Hayyim Nahman Bialik, en particulier, se servent d'expressions tirées du registre ḳalirique (dont Eẓ ḳoẓeẓ ben ḳoẓeẓ) pour railler le style obscur (à leurs yeux) des poètes liturgiques.
Cependant, la découverte des manuscrits de la Gueniza du Caire a considérablement changé cette perspective : les chercheurs ont pu apprécier la richesse et la popularité du style ḳalirique, et ont constaté qu'il permet d'élucider en grande partie la constitution du lexique hébraïque moderne[3].

Notes et références

  1. a  et b Dictionnaire Encyclopédique du Judaïsme, p. 839
  2. Selon une légende, Saadia aurait trouvé dans la tombe d'Eleazar une recette pour confectionner de tels « gâteaux-talismans » — Goldziher, in « Berliner Festschrift, » p. 150
  3. a  et b (he) Aharon Mirski, Reshit HaPiyout, chap. 8, éd. de l'Agence juive, Jérusalem 1965, consultable sur le site daat
  4. Cf. Weiss, Dor, iv. 118
  5. Cf. Gräber, in Oẓar ha-Sifrut, i., v.
  6. Cf. Zeitschrift de Stade, 1882, p. 83
  7. Harkavy, in Ha-Maggid, 1879, No. 45, p. 359a
  8. A. Harkavy, Leben und Werke Saadia Gaon's, i. 109, Berlin, 1891
  9. Shou"t HaRashba n°449
  10. Tossefot sur T.B. Haguiga 13a
  11. Lévitique Rabba 30 ; Pesiḳta 179a, éd. Buber ; cf. Zunz, Gottesdienstliche Vorträge p. 380 & Synagogale Poesie des Mittelalters p. 60
  12. Edom, c'est-à-dire Esaü, est souvent associé à Rome dans la littérature rabbinique, car la dynastie de Hérode, roi de Judée mais originaire d'Idumée, était idéologiquement et politiquement alliée aux Romains. Une interprétation projective sur Rome et les Romains de tout ce qui se rapportait à Esaü dans la Bible était fort fréquente. Rome étant ultérieurement devenue chrétienne, Edom équivaut par voie de conséquence à la chrétienté — cf. Edox (sic), Idumea de R. Gottheil & M. Seligsohn, in Jewish Encyclopedia, 1901-1906, ed. Funk & Wagnall
  13. S. J. L. Rapoport, in Bikkure ha-'Ittim, x. 95-123, xi. 92-102
  14. Leopold Zunz, Literaturgesch. pp. 29-64.
  15. Cependant, la tradition selon laquelle Yannaï, jaloux d'Eleazar, l'aurait tué en mettant un scorpion dans sa chaussure paraît dénuée de tout fondement.
  16. Josué 15:15
  17. La théorie qu'il vivait en Italie s'appuyait en partie sur le fait qu'il écrivait des ḳerovot doubles pour les fêtes — Berliner, Gesch. der Juden in Rom, ii. 15 ; Einstein, in Monatsschrift, xxxvi. 529
  18. Monatsschrift, xxxvii. 71
  19. Abraham ibn Ezra, commentaire sur Ecclésiaste 5:1, voir article Eleazar Haqalir sur le site daat (he)
  20. Geiger, Melo Chofnajim, p. 15

Cet article comprend du texte provenant de la Jewish Encyclopedia de 1901–1906, article « ḲALIR, ELEAZAR » par Richard Gottheil & Caspar Levias, une publication tombée dans le domaine public.

Voir aussi

Articles connexes

Liens externes

Bibliographie

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