L'Etrange Defaite

L'Etrange Defaite

L'Étrange Défaite

L’Étrange Défaite
Auteur Marc Bloch
Genre Histoire
Pays d'origine France France
Éditeur Franc-Tireur
Date de parution 1946
Nombre de pages 215

L'Étrange Défaite. Témoignage écrit en 1940 est un témoignage sur la bataille de France écrit en 1940 par Marc Bloch, officier et historien, qui a participé aux deux guerres mondiales. Dans ce livre, il ne raconte pas ses souvenirs personnels, mais il s'efforce, en témoin objectif, de comprendre les raisons de la défaite française lors de la bataille de France pendant la Seconde Guerre mondiale. Rédigé sur le moment, L'Étrange Défaite a marqué les esprits dès sa parution par la pertinence des constats qui y sont faits.

Malgré le manque d'informations à sa disposition et le désavantage de l'analyse à chaud, Marc Bloch fait une analyse des causes de la défaite de 1940 qui n'a pas été profondément remise en cause à ce jour.

Sommaire

Rédaction

L'ouvrage, rédigé de juillet à septembre 1940, a été publié pour la première fois en 1946, aux éditions Franc-Tireur, deux ans après l'exécution de Marc Bloch par la Gestapo. Une copie du manuscrit est confiée à Philippe Arbos qui la cache dans la propriété du docteur Pierre Canque à Clermont-Ferrand. Découvert par une patrouille de la DCA allemande, alors installée sur cette propriété, le contenu du texte n'attire pas leur attention, ce qui permet à Pierre Canque de le récupérer et de l'enterrer dans le jardin de la propriété. À la Libération, il est rendu à la famille de Marc Bloch et, enfin, publié.

Le texte

L'Étrange Défaite peut se voir comme la déposition d'un témoin face au tribunal de l'Histoire. Il comporte trois parties inégales. En guise d'introduction, Marc Bloch présente sa position personnelle et son action au cours de la campagne de 1940 dans une Présentation du témoin. La déposition de ce témoin constitue l'essentiel de l'ouvrage, La déposition d'un vaincu. Il y analyse les carences de l'armée française durant l'avant-guerre et la guerre. Il conclut par un Examen de conscience d'un Français, où il fait le lien entre les carences observées et celles qu'il identifie dans la société française de l'Entre-deux-guerres.

La déposition d'un vaincu

Parade nazie dans l'avenue Foch déserte (1940)

L'analyse de l'armée française par Marc Bloch part de la base et remonte vers les niveaux de responsabilité supérieurs.

Une armée sclérosée

Il dénonce tout d'abord le caractère bureaucratique de l'armée, l'attribuant aux habitudes prises en temps de paix : en particulier le « culte du beau papier », mais aussi la « peur de mécontenter un puissant d'aujourd'hui ou de demain ». Ces habitudes conduisent à une dilution de la responsabilité entre un trop grand nombre de niveaux hiérarchiques, ainsi qu'un retard dans la transmission des ordres. Il y voit comme principal cause l'âge trop avancé des cadres de l'armée française, peu renouvelés, face à une armée allemande beaucoup plus jeune.

Cette organisation bureaucratique est fondée aussi, selon lui dans la formation même des officiers, qui tourne autour d'un culte de la théorie et des traditions. Le principal vecteur de cette formation est l'École de guerre, que Marc Bloch avait refusé d'intégrer, ce qu'il paie en ne dépassant pas le grade de capitaine. Fondé sur l'expérience de la Première Guerre mondiale, l'enseignement de cette école prônait en effet la supériorité de l'infanterie et de l'artillerie, par opposition aux unités motorisées (chars et avions, entre autres), supposées « trop lourdes à mouvoir ». De même, l'enseignement stratégique est fondé sur des règles théoriques d'engagement, élégantes et abstraites, qui ne passent pas l'épreuve de la pratique. Cet enseignement est associé à un culte du secret, qui ralentit la transmission de l'information, et à un culte du commandement, par réaction à la remise en cause de l'autorité qui avait eu lieu en 1916 et 1917.

Pour approfondir : Mutineries de 1917.

L'association entre la bureaucratie et une formation rigide entraîne, sur le terrain, un désordre général, avec trois capitaines qui se succèdent à son poste en quelques mois, et surtout de graves insuffisances dans la gestion des hommes et du matériel. Les soldats sont ainsi mal logés et surtout déplacés sans considération de leurs capacités, perdant leur énergie dans d'épuisantes marches et contre-marches. De même, le matériel manque face à une armée allemande bien équipée. Il manque en quantité, les budgets militaires ayant été engloutis dans la fortification de la frontière est (ligne Maginot, entre autres), laissant ouverte celle du nord. Il manque également en concentration, les chars d'assaut étant dispersés dans de nombreux corps d'armée, ce qui rend tout mouvement concerté impossible. Rapidement, ce désordre sur le terrain se retrouve à tous les niveaux, avec une rotation trop rapide des cadres, qui n'ont pas le temps d'apprendre leurs fonctions, et un laisser-aller dans la tenue des locaux et des dossiers qui, dans un contexte bureaucratique, achève de paralyser l'armée française.

L’incapacité des services de renseignement

L'armée s'épuise d'ailleurs le plus souvent faute de savoir où est l'ennemi, Marc Bloch blâme ainsi particulièrement l'insuffisance des services de renseignements. Elle est avant tout, estime-t-il, liée à une mauvaise organisation. En tant que capitaine chargé des essences (approvisionnement en carburant et en munition des troupes), il ne reçoit que des bulletins d'information insignifiants, les informations pertinentes étant classés secrètes et communiquées trop haut dans la hiérarchie. La totalité des informations passe par des voies hiérarchiques très longues, et celles-ci finissent par être périmées quand elles arrivent aux personnes qui devraient les utiliser.

Il devient impossible de savoir dans quel délai un ordre pourra être exécuté, ce qui conduit à des manœuvres à contre-temps, comme la retraite des armées de la Meuse et de Sedan, qui exposent l'arrière des troupes engagées en Belgique. Face à cette situation, chaque corps d'armée et presque chaque officier, y compris lui-même, met en place son propre service de renseignements, conduisant à une concurrence désastreuse des services et à des contacts insuffisants entre les différents échelons du commandement, au point que les officiers ignorent bien souvent où sont leurs propres troupes.

Les services de renseignements ont aussi gravement sous-estimé l'ampleur et la mobilité de l'armée allemande, conduisant chaque jour à envoyer les troupes en retard sur l'avancée allemande. Il souligne en particulier une incapacité chronique à estimer convenablement la rapidité de déplacement ainsi que le nombre des chars et des avions par des services obsédés par l'infanterie et les canons. Cette inefficacité des renseignements se traduit par une grande surprise du commandement français.

Cette concentration des renseignements sur ce qui n'était pas le fer de lance de l'armée allemande est le signe d'une pensée stratégique rigide et passéiste de la part du commandement français. Plutôt que de prendre acte du changement de donne, les officiers supérieurs se sont continuellement étonnés que « les Allemands, tout simplement, avaient avancé plus vite qu’il ne semblait conforme à la règle », la règle en question étant fondée sur l'étude des campagnes napoléoniennes et sur la précédente guerre. De même, les officiers se sont souvent enferrés dans un plan de base qu'ils savaient caduc, faute d'avoir été formés à s'adapter à une situation nouvelle. « En un mot, parce que nos chefs, au milieu de beaucoup de contradictions, ont prétendu, avant tout, renouveler la guerre de 1915-1918. Les Allemands faisaient celle de 1940. »

Cette incurie eut naturellement de graves conséquences sur le moral des troupes, abattues à la fois par un sentiment d'inutilité et de peur, l'ennemi n'étant jamais là où le commandement l'annonçait : l’homme supporte mieux le danger prévu que « le brusque surgissement d’une menace de mort, au détour d’un chemin prétendument paisible ».

La responsabilité du commandement

« Nous venons de subir une incroyable défaite. À qui la faute ? Au régime parlementaire, à la troupe, aux Anglais, à la cinquième colonne, répondent nos généraux. À tout le monde, en somme, sauf à eux ».

Le réquisitoire de Marc Bloch contre l'état-major français est particulièrement lourd. Il souligne d'abord une crise de l'autorité. Les grands chefs n'aiment ainsi pas changer de collaborateurs, entraînant un « divorce » entre commandement et exécutants. Il remarque surtout les incohérences au sein du commandement, où des chefs jouissent d'une impunité quasi-totale malgré des manquements majeurs, tandis que des subalternes sont durement punis pour des fautes vénielles. Cette impunité conduit à déresponsabiliser les chefs, qui peuvent ainsi esquiver les solutions qui s'imposent, mais leur demandent de s'engager personnellement et de sortir des schémas de pensée de l'École de guerre. L'avancement privilégiant l'âge sur la compétence, rend la chose encore plus difficile par l'âge moyen des officiers. La coordination du commandement disparaît aussi en une guerre des chefs et de multiples rivalités entre bureaux et entre corps d'armée.

Les Alliés

De par son poste, Marc Bloch est souvent en situation de communiquer avec les forces alliées, et il en tire un bilan sombre. Il souligne d'abord les difficultés au niveau des soldats et des populations.

Bien que soldats de métiers, les soldats britanniques ont apparemment une conduite désastreuse, de soldats « pillards et paillards ». Ce qui renforce dans la population paysanne, qu'ils méprisent, une anglophobie latente liée à des réminiscences historiques. Ce sentiment est renforcé lorsqu'on s'aperçoit que les Britanniques fuient les premiers et jouent des coudes pour être évacués, faisant sauter des ponts pour couvrir leur retraite sans souci des troupes françaises restées en arrière. « Ils refusaient, assez naturellement, de se laisser englober, corps et biens, dans un désastre dont ils ne se jugeaient pas responsables ». Les Britanniques, de leur côté, jugent sans indulgence (« notre prestige avait vécu et on ne nous le cacha guère ») les insuffisances de l'armée française, qui mène une propagande anglophobe pour cacher ses propres échecs.

À plusieurs occasions, comme la percée vers Arras, les Britanniques ne fournissent pas une aide promise, car voyant les failles du plan stratégique français. Ces échecs entrainent en pratique un renoncement à la collaboration entre les états-majors, un échec de l'alliance. Les armées ne sont alors plus coordonnées par aucune autorité commune après l'encerclement du GQG (grand quartier général). Sans liens efficaces, ni camaraderie, l'armée française reste sans renseignement sur les faiblesses de l'armée britannique. Au Royaume-Uni, par la suite, la population accueille bien les Français, mais les autorités ne se départissent pas d'une « raideur un peu soupçonneuse ».

Examen de conscience d'un Français

Marc Bloch n'attribue pas à la seule armée la responsabilité de la défaite. Il met en relation les carences de la première avec l'impréparation et la myopie du peuple français dans son ensemble.

L'État et les partis

Sa première cible est l'État et les partis. Il dénonce « l’absurdité de notre propagande officielle, son irritant et grossier optimisme, sa timidité », et par-dessus tout, « l’impuissance de notre gouvernement à définir honnêtement ses buts de guerre ». L'immobilisme et la mollesse des ministres sont stigmatisés, et l'abandon de leurs responsabilités à des techniciens, recrutés sur la même base corporatiste (École Polytechnique et Sciences-Po, surtout). Tout ce petit monde avance à l'ancienneté dans une culture commune du mépris du peuple, dont on sous-estime les ressources.

Les partis politiques sont également stigmatisés dans leur contradictions. Ainsi, les partis de droite, qui oublient leur germanophobie pour s'incliner devant la défaite et se poser en défenseurs de la démocratie et de la tradition. De même, la gauche refuse les crédits militaires et prêche le pacifisme, mais demande des canons pour l'Espagne. Bloch reproche aux syndicats leur esprit petit-bourgeois, obsédés par leur intérêt immédiat, au détriment de leur avenir ou de l'intérêt du pays dans son ensemble. De même, il condamne le pacifisme et l'internationalisme comme incompatibles avec le culte de la patrie, reprochant en particulier aux pacifistes leur discours selon lequel la guerre est l'affaire des riches et des puissants dont les pauvres n'ont pas à se mêler (une interprétation marxiste du conflit).

Ouvriers et bourgeois

Dans la population dans son ensemble, il renvoie dos à dos ouvriers et bourgeois. Il accuse les premiers de chercher « à fournir le moins d’efforts possibles, durant le moins de temps possible, pour le plus d’argent possible » au mépris des intérêts nationaux, entraînant des retards dans les fabrications de guerre.

Réciproquement, il accuse les bourgeois d'égoïsme, et leur reproche de n'avoir pas éclairé l'homme de la rue et des champs sur les enjeux du pays, ni même dans les enseignement de base (problème de la lecture). Il dépeint une bourgeoisie devenue rentière, faisant des études pour son seul plaisir et ne pensant ensuite qu'à s'amuser. Il dépeint ainsi « Le grand malentendu des Français », qui met face à face une bourgeoisie dont les rentes diminuent, menacée par les nouvelles couches sociales, contraints de payer de leur personne et trouvant que les ouvriers travaillent de moins en moins et un peuple mal éduqué, incapable de comprendre la gravité de la situation. Il souligne en particulier l'aigreur d'une bourgeoisie qui ne s'est jamais remise du Front populaire. En s'éloignant du peuple, le bourgeois « s’écarte sans le vouloir de la France tout court ».

Au niveau plus immédiat, Marc Bloch décrit un peuple mal préparé. La propagande entretient un sentiment de sécurité, alors qu'on sait depuis Guernica qu’il n’y a plus de « ciel sans menace ». Malgré les images de l'Espagne en ruines, « on n’en avait pas assez dit pour nous faire peur ; pas assez et pas dans les termes qu’il eût fallu pour que le sentiment commun accepta l’inévitable, et sur les conditions nouvelles ou renouvelées de la guerre, consentît à remodeler le moral du civil ».

La classe de 1940 avait été à peine préparée, et comme on ne souhaitait pas la guerre, on y allait sans zèle, de façon résignée. Bloch suggère au contraire que, face au péril national, il ne devrait pas y avoir d'immunité, même les femmes pouvant combattre. Mais la politique fut d'éviter les morts et les destructions de la guerre précédente : « On s’estima sage de tout accepter plutôt que de subir, à nouveau, ce double appauvrissement ». Dans ce cadre, l'exode marque la lâcheté commune et, surtout, l'absence d'effort du peuple pour comprendre, qui préfère retourner à la campagne et refuser la modernité.

Conclusion

Marc Bloch constate ainsi une responsabilité partagée, qui conduit à un renoncement beaucoup trop rapide, la guerre pouvant être poursuivie. Peu de gens sont aveugles, seulement personne n'ose élever la voix et dénoncer les carences avant qu'elles ne soient révélées par le conflit et, dès lors, on n'ose remettre en cause les idées reçues.

Originalité et postérité de l'œuvre

Cet essai d'histoire immédiate est un témoignage lucide et pénétrant sur les insuffisances des élites qui sombrent en mai 1940 dans la guerre. Il décrit la défaite et la débâcle françaises comme permises, voire voulues, par le « commandement » et le gouvernement, influencé par les élites militaires, économiques et sociales. Selon lui, ces élites françaises (avec le soutien de la presse) n'ont volontairement pas réarmé le pays face à l'expansion nazie, ni fait jouer les alliances – notamment avec l'Union soviétique – qui auraient pu contrer l'hégémonie hitlérienne annoncée dans Mein Kampf. Ces élites ont en cela été encouragées par l’égoïsme ou le cynisme économique de cette époque, où le syndicalisme s'est surtout confiné aux revendications matérielles et où le Front populaire n'a pas pu tenir ses promesses. Bloch témoigne de la guerre : « une chose à la fois horrible et stupide » mais aussi de faits politiques et sociologiques qu'il a observés durant les deux guerres mondiales. Il témoigne de son engagement et produit une analyse des événements guerriers du XXe siècle appuyée sur l'hypothèse d'un "complot Pétain" et synarchique qui évoque aussi la Cagoule et les luttes occultes d'influences. Si Bloch, sur ce point, n'a pas convaincu les historiens de l'après-guerre, ses hypothèses sont aujourd'hui positivement réévaluées par des historiens plus récents, avec l'éclairage des archives récemment ouvertes de cette époque[1].

Citations

« Peut-être serait-ce un bienfait, pour un vieux peuple, de savoir plus facilement oublier : car le souvenir brouille parfois l'image du présent et l'homme, avant tout, a besoin de s'adapter au neuf. »

— Marc Bloch, L'Étrange Défaite

« Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. »

— Marc Bloch, L'Étrange Défaite

Références et notes

  1. Voir par exemple Annie Lacroix-Riz, Le choix de la défaite, Armand Colin, 2006 (ISBN 9782200267841), et interview/vidéo de l'auteur (partie finale de l'interview qui évoque Bloch, par ailleurs cité en exergue de l'ouvrage)

Voir aussi

Liens internes

Bibliographie

On pourra utilement comparer la vision de Bloch à celle de ses contemporains :

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