Devoisement final

Devoisement final

Dévoisement final

Le dévoisement final ou durcissement des finales est un type de modification phonétique observé dans certaines langues, qui consiste à prononcer systématiquement les consonnes comme sourdes en fin de mot, alors qu'il existe par ailleurs une opposition régulière entre consonnes sourdes et sonores dans le système de la langue en question.

Du point de vue de la phonétique articulatoire, le phénomène s'explique par une interruption anticipée de la vibration des cordes vocales en fin d'énoncé. Comme la sonorité des consonnes repose précisément sur la présence de ces vibrations, le résultat est de transformer les consonnes sonores en sourdes.

Du point de vue de la phonologie, il s'agit d'une neutralisation en position finale du trait de voisement opposant les phonèmes sourds et sonores au profit d'un archiphonème sourd. Elle conduit à des alternances morphophonologiques régulières entre allomorphes à finale sourde et sonore.

Le dévoisement final s'observe par exemple en occitan et en catalan, ainsi que jadis en ancien français ; dans plusieurs langues germaniques : allemand, néerlandais, afrikaans et frison ; dans la majorité des langues slaves ; en breton ; partiellement en turc.

L'opposition de voisement évoquée ci-dessus doit s'entendre au sens large : en phonétique articulatoire, la distinction des deux séries de consonnes, basée sur la vibration ou non des cordes vocales, peut s'accompagner d'une différence de tension consonantique, c'est-à-dire de force avec laquelle s'articule la consonne. Dans certaines langues, telles que souvent les langues germaniques, la différence de tension peut devenir dominante par rapport à celle de sonorité. On continue cependant souvent de parler de dévoisement, bien que le terme de durcissement puisse être plus adapté.

Selon les langues concernées, ce phénomène peut ou non se traduire dans l'orthographe.

Sommaire

Dans les langues romanes

L'ancien français connaissait le dévoisement final, qui pouvait apparaître à l'écrit mais pas systématiquement. Il se remarque notamment dans la dérivation lexicale[1] :

  • corp ou corb ~ corbel (« corbeau » dans les deux cas)
  • vert ~ verdoier
  • lonc ou long ~ longuet
  • nuef ~ novel (« neuf » ~ « nouveau »)
  • crois ~ croisier (« croix » ~ « croiser »)

Le dévoisement final a disparu du français moderne, suite à la chute de la majorité des anciennes consonnes finales et à l'amuïssement du e caduc qui a exposé toute une série de nouvelles consonnes en finale, sourdes comme sonores. Il en reste cependant quelques traces dans l'alternance morphologique de f et v (par exemple entre neuf et neuve, vif et vive) et dans la liaison, lorsqu'elle fait réapparaître d'anciennes occlusives, lesquelles demeurent sourdes (par exemple avec une liaison [t] dans grand homme, prend-il et marginalement dans la liaison en [k], aujourd'hui obsolète comme dans sang impur, long étang dans une diction traditionnelle)[2]. En revanche, les fricatives sont sonores en liaison, qu'il s'agisse de la liaison courante en [z] (ex. gros homme, deux enfants) ou de celle rare en [v] dans certains expressions figées (neuf heures, neuf ans). Dans la prononciation de six et dix, le [s] sourd final à la pause se sonorise en [z] en liaison.

L'occitan, dans les dialectes qui conservent les consonnes finales dans la prononciation, observe le dévoisement final, qui se retrouve dans l'orthographe de la norme classique de l'occitan. Il se manifeste par exemple au masculin de nombreux noms et adjectifs auxquels correspondent des féminins à consonne sonore (le voisement étant préservé par l'ajout d'un a)[3] :

La consonne [v] fait exception en ce qu'elle se vocalise en position finale, formant diphtongue avec la voyelle précédente, plutôt que de s'assourdir : nòu « neuf » ['nɔu] ~ nòva « neuve » ['nɔvɔ].

Le catalan connaît un phénomène similaire, compliqué cependant par une règle supplémentaire de lénition des occlusives sonores en spirantes entre voyelles. L'orthographe des consonnes finales n'en tient pas systématiquement compte et se base sur des principes plus étymologiques. Quelques exemples[4] :

La règle de vocalisation de v finale y est également active : blau ['blau] « bleu » ~ blava ['blavə] « bleue ».

Dans les langues germaniques

En allemand, le dévoisement final des occlusives et fricatives sonores est une règle phonologique fondamentale, et, pour l'observateur naïf, une des caractéristiques les plus saillantes de l'« accent allemand ». Quelques exemples tirés de la déclinaison de l'adjectif, opposant une forme à finale assourdie et une où l'ajout d'un suffixe permet le maintien de la consonne sonore :

La règle est générale et s'applique aussi bien aux mots d'emprunts : job ['ʤɔp] « petit boulot, job » ~ jobben ['ʤɔbǝn] « faire des petits boulots » . L'orthographe n'en tient pas compte et maintient la consonne sonore, préservant ainsi l'unité visuelle des mots dans leur flexion.

Le néerlandais suit la même règle phonologique. Cependant, il tient compte partiellement du dévoisement final dans son orthographe : v et z sont régulièrement changés en f et s en fin de morphème. En revanche, b, d, g ne sont pas substitués par leurs équivalents sourds p, t et ch. Quelques exemples tirés de la formation du pluriel :

L'afrikaans, qui s'est développé en Afrique du Sud à partir du néerlandais, a hérité de la règle ; cependant, comme il a éliminé les consonnes [z] et [ɣ] dans son évolution, elle se limite aux trois premiers des cas présentés ci-dessus.[5]

Le frison comporte la même règle de dévoisement final des occlusives et fricatives, qui s'y est développée à date récente, et reste absente de certains dialectes du frison septentrional[6].

L'anglais et les langues scandinaves ne connaissent pas le dévoisement final. Le yiddish descend de dialectes du moyen haut-allemand, qui le pratiquaient, mais l'évolution de la langue l'a fait disparaître, de sorte que le yiddish oppose à nouveau consonnes sourdes et sonores en finale[7].

Dans les langues slaves

La majorité des langues slaves modernes pratiquent le dévoisement final ; font exception l'ukrainien et les différentes formes du diasystème slave du centre-sud (croate, bosnien, serbe et monténégrin). Les orthographes n'en tiennent pas compte et indiquent la consonne sourde ou sonore sous-jacente morphophonologiquement.

Dans les groupes de mots, les traitements phonétiques peuvent varier. En russe, l'assourdissement se produit devant voyelle ou sonante : кровь ['krɔfʲ] « sang » ~ кровь идёт ['krɔfʲɪ'dʲɔt] « le sang coule », народ [nɐ'rɔt] « peuple » ~ народ любит [nɐ'rɔt'lʲubʲɪt] « le peuple aime ». En polonais, il existe deux usages, celui de Varsovie qui use de la sourde comme le russe : ród ['rut] « gens » ~ ród ludzski ['rut'lut͡ski] « genre humain », bok ['bɔk] « côté » ~ bok lewy ['bɔk'lɛvɨ] « côté gauche », et celui de Cracovie, qui dans ces cas neutralise au contraire l'opposition de voisement au profit de la sonore : ród ['rut] ~ ród ludzski ['rud'lut͡ski], bok ['bɔk] ~ bok lewy ['bɔg'lɛvɨ].[8]

En breton

En breton, les occlusives et fricatives sonores s'assourdissent systématiquement en finale absolue, c'est-à-dire à la fin d'un mot placé en fin de syntagme - ce qui comprend les mots cités isolément, ex. : bagad ['bɑːgat] « troupe », laezh ['lɛːs] « lait ».

Elles s'assourdissent également devant une consonne sourde, par assimilation régressive de sonorité. Ex. : ur bagad kaer [ør'bɑːgat'kaer] « une belle troupe », laezh trenk [lɛːs'trɛ̃ŋ] « du lait tourné ».

Elles se maintiennent en revanche en contexte sonore, c'est-à-dire lorsqu'elles sont suivie d'une autre consonne sonore ou d'une voyelle. Ex. : ur bagad bihan [ør'bɑːgad'biãn] « une petite troupe », laezh ar vuoc'h ['lɛːzar'vyɔx] « le lait de la vache ».[9]

En turc

Le turc n'admet comme occlusives et affriquées en position finale que les sourdes [p], [t], [t͡ʃ], et [k], écrites p, t, ç, k. Lors de l'ajout d'un suffixe commençant par une voyelle, elles se sonorisent en [b], [d], [d͡ʒ], et [j] ou rien, écrites b, d, c, ğ (dans ce dernier cas, il y a aussi lénition) ; il s'agit d'un phénomène d'alternance consonantique, qui peut s'illustrer par la formation de l'accusatif. Le phénomène est régulier dans les polysyllabes :

  • kitap « livre » ~ acc. kitabı
  • damat « gendre » ~ acc. damadı
  • ağaç « arbre » ~ acc. ağacı
  • ayak « pied » ~ acc. ayağı

Il dépend du mot concerné pour les monosyllabes :

  • dip « fond » ~ acc. dibi mais tüp « tube » ~acc. tüpü
  • ad « nom » ~ acc. adı mais at « cheval » ~ acc. atı
  • taç « couronne » ~ acc. tacı mais haç « crucifix » ~ acc. haçı
  • çok « beaucoup » ~ acc. çoğu mais kök « racine » ~ acc. kökü

Le dévoisement final turc n'affecte pas les fricatives :

  • ev « maison » ~ acc. evi
  • göz « œil » ~ acc. gözü

L'orthographe tient généralement compte du phénomène dans les mots proprement turcs. Dans les années 1950, il exista une mode orthographique consistant à écrire comme sonores les consonnes finales soumises à alternance, sans naturellement que la prononciation en soit affectée. Cette pratique ne s'est pas imposée. Dans les mots d'emprunt cependant, les occlusives sonores étymologiques en finale peuvent se conserver à l'écrit, mais elles sont réalisées comme sourdes dans la prononciation courante.[10]

Notes et références

  1. Exemples tirés de : Algirdas Julien Greimas, Dictionnaire de l'ancien français : le Moyen Âge, Larousse, coll. « Trésors du français », Paris, 1994, 24 cm, 630 p. (ISBN 2-03-340327-0) .
  2. Maurice Grevisse, Le bon usage, Duculot, Paris, 1993 (réimpr. 12e éd. refondue par André Goosse), 1762 p. (ISBN 2-8011-0042-0), p. 47 
  3. La prononciation indiquée est celle du languedocien.
  4. La prononciation indiquée est celle du catalan oriental. Exemples tirés de : (fr)(ca)Dictionnaire compact catalan-français, français-catalan = Diccionari compact català-francès, francès-català, Larousse, Paris, 2000, 21 cm (ISBN 2-03-540039-2).
  5. À noter qu'en afrikaans, le son [v] se transcrit w et non v comme en néerlandais. En afrikaans, v vaut [f].
  6. Jarich Hoekstra et Peter Meijes Tiersma, « Frisian », dans (en) Ekkehard König (dir.), Johan van der Auwera (dir.), The Germanic Languages, Routledge, coll. « Routledge language family descriptions », London, 1994 (réimpr. 2002), broché, 631 p. (ISBN 0-415-28079-6 et ISBN 978-0-415-28079-2), p. 511 & 529 
  7. Neil G. Jacobs, Ellen F. Prince et Johan van der Auwera, « Yiddish », dans (en) Ekkehard König (dir.), Johan van der Auwera (dir.), The Germanic Languages, Routledge, coll. « Routledge language family descriptions », London, 1994 (réimpr. 2002), broché, 631 p. (ISBN 0-415-28079-6 et ISBN 978-0-415-28079-2), p. 394 & 399 
  8. André Vaillant, Grammaire comparée des langues slaves, vol. I : Phonétique, Klincksieck, Paris, 1950, 19 cm, p. 208-209 
  9. Yann Desbordes, Petite grammaire du breton moderne, Mouladurioù Hor Yezh, Lesneven, 1999 (réimpr. 3e éd.), broché, 123 p. (ISBN 2-86863-052-9), p. 108-109 
  10. (en) Geoffrey L. Lewis, Turkish grammar, Oxford University Press, Oxford, 2000 (réimpr. 2e éd.), 300 p. (ISBN 0-19-870036-9), p. 10-11 

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